Qu’est-ce qu’il était, Balthazar, avant de mettre en l’air Moreno ? Rien, trois fois rien. Un pauvre type sans relief. Il s’en rendait compte maintenant. Ou, tout au moins, il essayait de s’en persuader. Il tâchait de se faire croire à lui-même qu’il avait évolué, qu’il n’était plus le même homme et que, maintenant, sous cette carcasse insignifiante, se révélait le dieu du Mal.
Pourtant, il n’arrivait pas à s’en convaincre. Il se sentait aussi mou, aussi faible et aussi influençable qu’auparavant. Mais il avait tué deux hommes et il pensait qu’il avait, à ces expériences, acquis le goût du sang.
Peut-être que cette fierté factice parviendrait, à la longue, à dissiper son cafard. C’est peut-être ça, le complexe de l’assassin : une injection de vanité.
Il passa devant la vitrine illuminée d’un chemisier. De chaque côté de la devanture, deux glaces essayaient de faire honte aux passants pour leurs pauvres frusques quotidiennes, alors que tant de merveilles étaient à la portée de leur main, sinon de leur bourse.
Et il se trouva nez à nez avec lui. Il ne vit qu’un pauvre diable vêtu d’un imperméable cachou, d’un complet gris muraille. Un cache-col voyant entourait son cou et, des bords de son feutre trempé, coulaient des ruisselets de flotte. Il avait les yeux trop brillants, cernés de fatigue, et des rides nouvelles s’inscrivaient aux commissures de ses lèvres. Sa barbe avait bleui.
Un pauvre type que la foule pressée bousculait, seul au monde, perdu au milieu de l’indifférence et de la cruauté. Il se serait effondré là, brusquement, sur ce trottoir mouillé, les gens se seraient à peine écartés. Ils auraient pensé qu’il s’agissait d’un ivrogne et se seraient demandé comment la police pouvait permettre des trucs pareils.
Tout ce à quoi il avait cru lui avait glissé dans les mains. Peut-être avait-il tenu le bonheur dans ses paumes fermées. Cela ressemblait à de la cendre tiède. C’était également chaud et doux. Mais c’était de la cendre. Il avait eu la maladresse d’ouvrir les mains, le vent était arrivé et le bonheur était parti à tous les azimuts. On croit que c’est éternel, ces trucs-là, et ça se termine en trois minutes.
Et maintenant, il était seul sous la pluie.
Peut-être, dans ce naufrage, restait-il quelque part une planche de salut ? Mais il avait beau se creuser la tête, chaque fois c’était le visage de Gisèle qui lui apparaissait. Il était tour à tour triste et gai. Il retrouvait aussi, comme par miracle, certaines expressions qui l’avaient troublé. Celle, par exemple qu’elle avait, ce dimanche de juin, lorsqu’ils étaient allés danser à Robinson.
Elle portait une petite robe d’indienne et des souliers plats. Ils s’étaient grisés de valses et de tangos, en plein air, sur la piste d’une guinguette. Puis, ils s’étaient perdus dans les bois. Ils s’étaient assis, serrés l’un contre l’autre, au dos d’un arbre. Un peu plus loin, on entendait les gémissements d’une fille à qui un garçon faisait l’amour. Ils s’étaient regardés avec un drôle de sourire et ils s’étaient relevés. Gisèle avait rougi et avait appuyé sa tête sur l’épaule de Balthazar. Ils s’étaient retrouvés étendus sur la mousse un peu plus loin. Il était couché sur elle et elle gémissait doucement, elle aussi, comme l’autre…
Ces trucs-là, quand on y pense, ça vous remet du printemps dans les veines et, par conséquent, de l’optimisme. Balthazar sentit en lui comme une vague chaude. Tout devenait simple. Tant pis pour les flics qui rôdaient sous la pluie, eux aussi, à la recherche d’un homme. Tant pis pour la police, comme dit la chanson. Tout, miraculeusement, lui semblait effacé, comme si le bon Dieu lui avait pardonné et le lui faisait savoir par des moyens détournés, en lui injectant du miel dans l’âme.
Pourquoi, bon sang, s’était-il laissé prendre, jusqu’à présent à tous ces pièges de la peur ? Pourquoi avait-il adopté à l’égard de Gisèle cette attitude équivoque ?
Il entra à nouveau dans un bar et, à nouveau, il demanda un cognac. Ça lui donnerait le temps de réfléchir. Dans la foule, ce n’était pas possible. Avec tout le peuple qui se trimballait ce soir, sur le boulevard de Clichy, le métier de piéton devenait aussi difficile que celui d’automobiliste. À chaque instant, il fallait éviter quelqu’un, doubler à gauche, sans parler des queues de poisson que certains se permettaient. Ça le rendait enragé : on n’avait le temps ni de regarder les vitrines ni de détailler les filles, encore moins celui de penser.
Naturellement, ça ne plairait pas à Gisèle ; on aurait dit qu’entre elle et les bistrots une guerre sournoise était déclarée ; comme toutes les femmes ; elle ne pouvait pas les encaisser, et chez elle, ça prenait vraiment des proportions graves. Mais ce soir, ce serait le dernier petit verre. Le dernier, c’était juré. Après, il irait la retrouver.
Il se faisait une telle joie de cette rencontre qu’il souriait tout seul, comme un idiot. Il imaginait la tête qu’elle ferait en l’entendant derrière la porte, il sentait déjà ses bras, tiédis par la chaleur du lit, autour de son cou.
Lui, il apporterait du dehors l’odeur de la rue, de la pluie et des ténèbres, des bribes de parfums rencontrés au hasard de la nuit. Il quitterait vite tout cela en abandonnant ses vêtements et bientôt il serait nu dans son lit. Là, les flics pourraient toujours le chercher. Ils pourraient cavaler pendant cent dix ans avant de l’agrafer. Son signalement n’était pas aux Sommiers et ce serait bien le diable si… Le taulier ne ferait pas d’histoire, il s’en chargerait. Il savait qu’avec un peu d’oseille, tout finit par s’arranger. S’il fallait faire une fiche, il la ferait. Il la ferait sous un faux blaze, bien entendu. C’était une boîte dans laquelle on était d’autant moins curieux qu’il n’y avait jamais eu d’histoires. Elle vivait sur sa réputation. Elle hébergeait des fonctionnaires, des employés de commerce qui perchaient là depuis des années, payaient régulièrement leur semaine, se trottaient le matin. Le soir, ils étaient tellement éreintés qu’ils n’éprouvaient pas du tout le besoin de faire la java.
C’était donc la meilleure planque qu’un homme traqué puisse rêver. Les flics n’y mettaient jamais les pieds.
Naturellement, il raconterait tout à Gisèle. C’était une fille bien, elle comprendrait tout de suite. Et puis, d’ailleurs, elle l’aimait. Il en était persuadé, comme tous les hommes lorsqu’ils pensent à leur femme ou à leur maîtresse. Une femme amoureuse pardonne tout à son mâle.
Il but son verre d’un trait, paya et sortit. Sur le trottoir, il croisa un type qui lui lança un sale regard. Peut-être remuait-il des rêves haineux ou des combinaisons insolubles ? Mais chacun fut effrayé par l’autre.
Balthazar hâta le pas. Et, au coin de la rue Coustou, il se trouva nez à nez avec un homme qu’il connaissait. Il n’aurait pas pu dire son nom, mais il le connaissait. Ils avaient longtemps fréquenté le même bar et il savait que cet homme était un mac. Il avait toujours trois souris en permanence sur le trottoir. Il arrivait ainsi à se faire vingt à trente sacs par jour.
Le type sourit, cligna imperceptiblement de l’œil et passa.
Bien sûr, il n’avait rien à voir dans cette histoire, il se lavait complètement les mains d’une affaire qui ne le concernait pas, mais il terrifia Balthazar. S’il avait rencontré cet individu, il n’y avait aucune raison pour qu’un jour ou l’autre il ne rencontrât pas et, cette fois, à l’improviste, un des croquants de la bande à Scipioni.
Or, c’est un métier dans lequel la première qualité, c’est de tirer vite, et le premier. Il suffit d’un quart de seconde de retard pour prendre un chargeur dans le ventre et aller voir dans les nuages si les flics du bon Dieu sont plus indulgents que ceux de tante Marianne.