Выбрать главу

Lui, il n’avait rien. Il ne lui restait que la pluie, les rues vides, les marches forcées, jusqu’à l’aube. S’il entrait dans un hôtel, il se ferait faire aux pattes aussi sec. À cette heure-ci, son signalement devait être diffusé à toutes les polices. Les hirondelles qui passaient, à l’abri de leur pèlerine, sous la pluie, le cherchaient et les cars de poulets qui longeaient le trottoir essayaient de le reconnaître.

Il en était sûr. Comme tous les types traqués, il s’imaginait qu’il était devenu comme qui dirait le nombril de la terre et que tout le monde s’intéressait à lui.

Il était tard. La plupart des bars étaient fermés et les magasins éteignaient leur vitrine, dont la lumière s’arrêtait pile, grâce à un système de minuterie.

Il ne rencontrait plus que des ivrognes, des couples transis à la recherche d’une chambre. La fille avait tellement hésité que, maintenant, pour trouver une carrée, c’était salement coton.

Et aussi des Arabes qui traînaient leur misère et leurs projets sur les trottoirs luisants. Eux, on aurait dit que la pluie ne les incommodait pas. Ils restaient debout sous l’averse, stoïquement, et discutaient à perte de vue, dans leur langue, d’affaires mystérieuses et dérisoires.

Sous le métro de la Chapelle, deux hommes se battaient, sauvagement. Mais leurs gestes étaient lents et gauches. Tous les deux devaient être ivres au dernier carat.

Balthazar marchait toujours, mais il commençait à avoir froid. Il aurait donné son âme pour sentir une goutte d’alcool glisser dans son gosier. Peut-être, après tout, que Gisèle avait raison. Il était devenu alcoolique. Chez certains individus, il faut des années d’accoutumance. Chez d’autres, ça vient tout d’un coup, comme une insolation.

Chez lui, c’était venu tout d’un coup, précisément. Maintenant, il lui fallait sa dose. Et cette dose, chaque jour, devenait de plus en plus forte. Et, ce qui était pire, de plus en plus indispensable.

Il ne s’en rendait pas compte, naturellement. Celui qui lui aurait dit qu’il était en train de sombrer, il ne l’aurait pas cru. Il se trouvait parfaitement normal.

À dire vrai, il n’avait pas eu de veine. Il faisait partie de ces milices de malchanceux qu’on rencontre, la nuit, dans les bars de noctambules, sans boulot, sans femme, sans amour et, parfois, sans logis. Il n’était pas responsable. Les responsables, c’étaient les autres, la Société, les patrons, les entités confuses. Le pire des crétins cherche toujours, non pas une excuse, mais une justification à son crétinisme. Des fois, on fait même appel à l’hérédité…

Ici, Balthazar, était un homme comme tout le monde. Lui aussi cherchait à s’expliquer à travers les autres. Seulement maintenant, il y avait quelque chose de plus grave. Ce soir, il avait peur. Une terrible peur et qui n’était pas, elle, une frousse de cauchemars, basée sur des fantômes. C’était du vrai, du sûr, de la chair vive.

De toute manière, il était marron. D’un côté les flics, de l’autre Scipioni. Ils n’étaient pas plus indulgents les uns que les autres. Avec Scipioni, au moins, ce serait vite fini. Quatre ou cinq langues de feu qui lèchent le brouillard, des cris, des galopades, et bonsoir ! Balthazar se retrouverait chez saint Pierre et, du haut du ciel, il regarderait sa pauvre dépouille étendue sans vie sur le trottoir.

Peut-être qu’à ce moment-là, il aurait le droit de rigoler.

Une espèce de bistrot sordide, bourré jusqu’à la gueule de bicots trop bien habillés et de nègres rutilants, acceptait encore les amateurs.

Balthazar poussa la porte et s’accouda au zinc. Il était ruisselant et, dans la poche de son imperméable, le revolver pesait trop.

— Qu’est-ce que c’est ? grogna un gros type en se penchant vers lui.

Il était trop gras et il avait un drôle d’accent, quelque chose de syrien ou en tout cas d’oriental, mais pas d’arabe.

— Cognac, murmura Balthazar.

L’autre ne répondit même pas. À cette heure-là et dans ce milieu, ce n’était pas la peine de se fatiguer. Il posa un verre devant Balthazar, saisit une bouteille sur une étagère de faux macassar et servit.

— Cinquante francs, dit-il, immédiatement, because la confiance.

Balthazar paya et se tourna vers la rue. Les glaces ici aussi, étaient embuées et, au-delà de la rue, peu à peu, on voyait s’éteindre des lumières, comme des étoiles frappées de mort subite.

C’est à ce moment-là qu’elle entra.

XVIII

Elle portait un imperméable clair et un béret noir. Ses cheveux pâles descendaient sur ses épaules et frangeaient son front. On aurait dit qu’elle arrivait de l’autre bout de la vie.

Elle portait en elle le mystère de ces êtres qu’on rencontre à ces heures-là dans les bars bruyants et pauvres, ces bars ouverts aux malchanceux, dans lesquels les misérables essayent de retrouver des êtres qui leur ressemblent et qui ne leur reprocheront pas leur détresse.

Elle jeta autour d’elle un regard affolé. Elle n’avait pas l’habitude de ces coins-là, ça se voyait. Et elle était d’autant plus gênée que tous les yeux arabes, aussitôt, se posèrent sur elle, essayèrent d’évaluer ses formes, ses seins et ses fesses. Même les quatre nègres, assis autour d’une table, se turent. L’un d’entre eux dit quelques mots et les autres se retournèrent.

La fille ne savait plus où se fourrer. Elle s’approcha timidement du bar et demanda un lait chaud.

— Dé quoué ? demanda Boule-de-Suif.

Visiblement ça l’épatait.

— Un lait chaud, répéta l’inconnue.

Balthazar essayait de se raccrocher à une image qu’il venait précisément de créer : un palmier penché sur des sables d’or, des gens à demi nus, une chaleur tropicale et la mer, la mer immuable qui s’étalait voluptueusement sur la plage.

Mais il ne pouvait détacher son regard de la fille. Elle apportait avec elle l’odeur du froid, le parfum de la rue et du métro. Ses cheveux humides luisaient sous son pauvre béret noir et ses doigts gourds de froid mouillaient sa cigarette.

Ce n’était pas un turf. Les turfs, ça se reconnaît tout de suite. Ça a des allures provocantes et un regard culotté. Celle-là, elle était maigre et effacée comme une affiche de l’année dernière. Elle buvait son lait goulûment et, peu à peu, on s’en rendait compte, la chaleur revenait dans elle. Et peut-être la vie.

Depuis combien de temps marchait-elle sous la pluie ? Depuis combien d’heures et de jours ? Elle rappelait ces chiens chassés qui s’en vont au trot et qui maintiennent leur allure jusqu’à ce qu’ils crèvent. Comme s’ils cavalaient vers un but bien déterminé, comme si, au bout de l’horizon promis, s’ouvrait pour eux une sorte d’auberge divine dans laquelle ils n’auraient plus jamais faim ni froid.

Elle fouilla sa poche, en sortit un peu de monnaie et paya tout de suite, comme si elle avait peur de ne plus pouvoir après.

Au fond de la salle, les conciliabules continuaient.

Tous les regards convergeaient vers la fille. Elle était la seule femme du bistrot et tous les désirs des mâles se tendaient vers elle, d’autant plus que tout le monde se rendait compte que cette poupée était sans défense.

Or, ici, à les entendre, il n’y avait que des caïds, ça se voyait à leurs triples semelles et à leurs airs suffisants. Une fillette comme celle-ci, ça se met dans la poche en moins de deux. Et il n’y avait pas de raison pour qu’on ne tente pas le coup. Qu’est-ce qu’elle venait chercher, à cette heure-ci, dans cet endroit ? Il y avait des frangines qui étaient descendues gratter sur le trottoir pour des imprudences moindres. C’était à celui qui l’aurait le premier.