Les Arabes, il faut bien le reconnaître, ce sont des gars qui, entre eux, sont drôlement solidaires. La plupart des types qui étaient là étaient déjà fournis au point de vue instruments de travail. Mais il y avait des jeunes qui manquaient de matériel, des apprentis, des débutants. Il fallait leur laisser leur chance.
C’est sans doute ce qu’ils avaient conclu entre eux, car c’est un jeune crouïa, en effet, qui se leva. Il vint se cloquer carrément entre Balthazar et la fille et se pencha sur le zinc.
— Li lait di la demoiselle, ci por moi, Mustapha. Ti comprends ?
L’autre comprenait fort bien et manifesta son approbation d’un signe de tête.
— Mais monsieur… dit la fille.
— Laisse faire, poupée, lisse faire. J’ti l’offr’. Ti veux pas boire aut’chos’ ?
La fille se pencha vers le patron. Elle avait l’air angoissé.
— Monsieur, dit-elle, en poussant vers lui la monnaie qu’elle avait sortie de sa poche. Payez-vous, je vous prie.
— Ci payé, dit le bic.
Balthazar regarda la fille et le patron. Cette face de Silène trop gras le dégoûta.
— Y a rien de payé, dit-il, c’est moi qui banque.
Du coup, le patron se demanda de quel côté il fallait se ranger. Mais il ne se le demanda pas longtemps. Balthazar était mal fringué, c’était la première fois qu’on le voyait ici, et Mustapha devait ménager sa clientèle. Il haussa les épaules et fit le sourd.
Balthazar sentit peser sur lui le regard de deux prunelles affolées. L’inconnue ne savait plus où se fourrer.
— N’ayez pas peur, dit-il en souriant. Je m’en charge.
Elle sourit aussi timidement. Et ce sourire le regonfla. Il avait enfin trouvé la justification qu’il cherchait, depuis le début de la nuit. Maintenant il était prêt à se faire écharper plutôt que de lâcher prise. Il se sentait en pleine euphorie.
Quelqu’un lui envoya un coup de coude dans les côtes et il se retourna pour se trouver nez à nez avec le jeune Arabe.
— Toi, dit le crouïa, mêle-toi di ci qui te regard’. Laiss’tomber. Fous le camp.
— Tu rigoles, bébé ?
— Ji rigol’pas di tôt !
Balthazar serra les mâchoires.
— Moi non plus, ji rigol’pas di tôt, répondit-il, en imitant l’accent de l’autre. Et je ne veux pas qu’on me cherche des crosses. Maintenant je te conseille de dire à ton Mustapha que s’il n’accepte pas la galette que la gosse lui offre pour son lait, moi je ne paye pas non plus mon verre. On te laissera la tournée sur les reins.
Le jeune type pâlit de rage.
— Et qu’est-ce qué ti es, toi, nadin bebek ?
— Un passant, répliqua Balthazar. Mais pas un mac, c’est pas mon genre, t’as pigé ? Moi, les macs, je les considère comme des tantouzes. Combien tu prends pour te faire…
Il s’interrompit net. Les autres bicots s’étaient levés et s’approchaient sournoisement de lui. C’était le moment de faire gaffe. Jamais la situation n’avait été aussi critique. Ces types-là pardonnaient difficilement ce qu’ils considéraient comme une entrave à la liberté du travail. Dans ces cas-là, un coup de surin, ça se ramasse plus facilement qu’un mégot, et après, personne ne sait rien, personne n’a rien vu, et d’ailleurs, tout le monde est arrivé après. Du reste, la police ne ferait guère de salades si Balthazar se faisait abîmer. Avec ce qu’on lui reprochait !
Il valait mieux ne pas faire de gestes brusques, qui auraient tout déclenché. Ce n’était pas l’envie qui lui manquait de casser un verre et de labourer la sale gueule du patron, en guise de hors-d’œuvre, mais ce n’était pas recommandé.
— Mettez-vous dans le coin, murmura Balthazar, à la fille.
Elle obéit. Il était le seul Européen du bistrot, elle se rendait compte qu’il avait pris sa défense et elle avait confiance.
Elle se glissa dans l’angle, entre le zinc et la caisse et ne broncha plus. Elle ne voyait plus devant elle que la sale gueule du patron et le large dos de Balthazar. Il était, lui, campé au milieu du passage, les mains aux poches, le chapeau sur la nuque. Pas un bic n’avait réussi à passer derrière lui. Et aucun ne réussirait, c’était plus que sûr.
Le jeune Arabe commençait à gesticuler et à brailler des tas d’insultes, dans sa langue maternelle. Deux types le retenaient, qui essayaient faussement de le calmer, mais s’efforçaient de l’exciter au contraire. Balthazar connaissait la musique. Mais ce n’était pas lui qui était dangereux, c’étaient les autres.
Et, tout à coup, Balthazar vit une lame dans la main d’un des Arabes. Mais son mauser, déjà, luisait au bout de ses doigts.
— Minute, dit-il. Rengaine ton surin, patate. Sans quoi, j’étends la moitié de la baraque, et ça sera vite fait.
L’Arabe, pas dégonflé pour autant, leva son couteau. Balthazar tira et il y eut un hurlement.
XIX
Quelqu’un hurla et la grande glace qui donnait sur la rue dégringola avec fracas. Généralement les balles, dans les vitres, ne font pas tellement de ramdam. Elles passent au travers en laissant juste un petit trou bordé de rayons, comme une étoile. Mais la bastos était passée en séton et tout avait éclaté.
Sans doute que Balthazar était trop nerveux, il ne savait plus diriger son tir. Il était devenu aussi enragé qu’un fauve. Les balles se promenaient dans la salle avec de petits sifflements malsains, cassaient ici une bouteille, là un verre. Ailleurs, elles entraient comme chez elles dans le ventre d’un type, et le bonhomme dégringolait en se tenant les tripes, avec la grimace d’un mec qui a la colique.
Balthazar ne se rendait compte de rien. Peut-être était-ce brusquement cette ivresse nouvelle qui l’envahissait, mais tout lui semblait simple. Il était aussi aisé de faire soi-même la loi et de l’appliquer brutalement que de faire la cour à une fille. Ce n’était pas plus compliqué et, apparemment, ça n’impliquait pas plus de responsabilités.
Tout à coup, il se rendit compte que ce hululement de terreur qui vrillait les oreilles venait de son dos. C’était la fille qui braillait. Il se retourna et la vit, collée au mur, les bras écartés, les mains plaquées à la boiserie. Elle avait des yeux immenses, verts de frousse.
— Ne t’en fais pas, ricana-t-il. Il fallait un peu nettoyer ce coin.
Elle le regarda sans le voir. La terreur l’hypnotisait.
Un nuage de fumée flottait au-dessus de l’ampoule pauvre. L’air sentait la poudre et le poivre.
Deux Arbis étaient en train de ramper dans la sciure. Ils essayaient vainement de se relever. Un troisième était adossé à la vitre cassée. Il faisait un effort surhumain pour se tenir droit, mais la Mort le tirait en arrière. Elle avait accroché ses mains squelettiques à ses épaules et elle essayait de le jeter à terre, vers son royaume. Le couteau courbe que l’autre salopard avait eu le malheur d’ouvrir gisait au pied du comptoir.
Quelqu’un était parti en courant. Balthazar ne savait pas qui, même pas si c’était un homme ou une femme, mais quelqu’un était sorti, à travers le bourdonnement inquiétant des balles.
Quant au gros patron, il avait plongé sous son comptoir. Balthazar pensait que c’était pour se planquer, mais soudain il le vit émerger avec une énorme pétoire dans les doigts. C’était un vieux machin archaïque, à barillet, quelque chose comme un revolver de cow-boy. Mais diantrement capable de vous faire sauter la tête.
Balthazar se mit à rire parce que le gros type tremblait. Il passa sa main derrière lui, tâta un corps souple et tremblant. C’était la fille. Il la prit par le bras et l’attira contre lui.
— Barre-toi, souffla-t-il en montrant la porte d’un signe de tête.