Au fond de Levallois, du côté des usines, le ciel était rouge. Une petite pluie obstinée commençait à tomber et les trottoirs luisaient doucement, reflétant les néons multicolores que parfois des silhouettes noires traversaient.
L’homme s’abritait sous une porte cochère, en face. Balthazar pouvait distinguer la tache claire de sa gabardine.
Il n’osait pas allumer la lumière. Il espérait, sans trop y croire, que le gars, supposant l’appartement vide, se débinerait. Mais peut-être attendrait-il que Balthazar rentre ?
Le jeune homme s’approcha de la table et se servit un grand verre de cognac. Il avait entamé la bouteille, le matin, pour se donner du cran. Il l’avait étrennée avec un petit verre, puis les verres avaient grandi et maintenant il ne restait plus au fond de la bouteille que quelques gouttes d’alcool. Il n’avait pas mangé de la journée et Gisèle avait dû l’attendre en vain. Elle était certainement repartie furieuse.
Il avala le verre d’un trait. Une flèche de flamme le traversa et il s’aperçut, seulement à cet instant, que l’air puait le tabac et que tous les cendriers étaient pleins de mégots.
— Bon Dieu ! murmura-t-il. Bon Dieu de bon Dieu !
C’est tout ce qu’il avait trouvé à dire depuis le matin. Il était tellement sûr d’être fichu, qu’il n’avait même pas essayé de mettre au point une combine pour sortir de là. Il jouait perdant, d’avance.
Il alla ouvrir le tiroir de la commode et en sortit le mauser. Il tira le chargeur et l’examina. Il ne manquait qu’une balle, une seule. C’était celle qui lui avait servi à… Depuis, il ne s’en était pas servi, bien sûr. Et même il avait balancé l’automatique dans le tiroir pour ne plus le voir. Pourtant, il l’avait trimballé pendant des mois et, à ce moment-là, il lui était familier comme une pipe ou un mouchoir de poche.
Mais maintenant, de lui aussi il avait peur.
Balthazar remit le chargeur en place, tira la culasse pour faire glisser une balle dans le canon et leva lentement le revolver vers son front. Mais il se secoua. Ah non ! c’était trop bête. Il n’allait pas être cave, tout de même, au point de se tuer ? Alors, parce qu’il avait eu affaire à un salopard et qu’il lui avait réglé son compte, il fallait qu’il meure, lui aussi ? Il fallait qu’il paye les fautes des autres avec son sang et sa vie ? Pas question !
Il eut un rire grinçant, qu’il ne reconnut pas et se versa les dernières gouttes du cognac. Un coup de coude et, bonsoir, la bouteille était liquidée. Il ne lui restait plus aucun réconfort dans cette chambre sinistre, sombre, que les pinceaux des phares des voitures balayaient parfois.
Il revint à la fenêtre et se campa devant ce décor désastreux. Il resta là plusieurs minutes, les jambes écartées, en faisant sauter le mauser dans sa main. Puis il ouvrit doucement la fenêtre, avec mille précautions. Une bouffée d’air glacé entra dans la pièce en même temps que le vrombissement lourd de l’autobus, qui approchait.
La rue, peu à peu, devenait déserte. La pluie avait cessé. L’homme était toujours là, dans l’encoignure de la porte.
Balthazar ouvrit un peu plus la croisée et recula. L’autobus était à deux pas, maintenant. Le jeune homme leva son automatique, visa soigneusement. Au moment où l’autobus passait sous ses fenêtres, il tira.
Il vit l’homme chanceler, porter les mains à sa poitrine, faire deux pas en avant et s’écrouler dans le ruisseau. Le bruit de l’autobus avait couvert la détonation. Seuls quelques passants se retournèrent et deux d’entre eux revinrent sur leurs pas.
II
— Ce n’est pas le moment de rester là… ce n’est pas le moment de rester là… ce n’est pas le moment de rester là…, répétait Balthazar.
Il n’avait plus que cette idée en tête, elle lui battait les tempes, l’une après l’autre, comme un grelot. Il ne pouvait plus penser à autre chose.
Il enfila son imperméable, glissa le mauser dans sa poche, se coiffa d’un coup de poing, rafla dans le tiroir le peu d’argent qui lui restait et, lorsqu’il s’aperçut que son verre était vide, il le lança à travers la pièce. Puis il s’élança dans l’escalier.
De l’autre côté de la rue, il y avait un attroupement. Il s’approcha et reconnut le crémier et le boucher, parmi la foule. L’homme à la gabardine était étendu toujours à la même place, à l’endroit où il était tombé. Il était mort, c’était visible. La balle l’avait atteint à la veine jugulaire et avait traversé le cou de part en part, pour aller se ficher dans la porte. Et une balle de mauser, ça fait du dégât, Balthazar en savait quelque chose. Quand il avait descendu Moreno, le pruneau avait complètement défiguré l’Espagnol.
Le sang de l’homme s’était répandu dans le ruisseau. On voyait aussi des traces sur le trottoir.
— Ne touchez à rien ! cria quelqu’un qui avait dû lire trop de romans policiers. Faut attendre la police.
— Et s’il n’est pas mort, demanda placidement le boucher, il faut le laisser crever ?
— Il faut attendre la police, répéta le gars.
— Ah ! ceux-là ! dit une femme, ulcérée, ils ne sont jamais là quand on a besoin d’eux, mais quand il s’agit d’embêter le pauvre monde !..
Balthazar s’approcha du groupe.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-il.
Il ne risquait sans doute rien. Il y avait peu de chances pour qu’un des amis du mort se trouve là. Et d’ailleurs, bizarrement, il se sentait en sécurité dans la rue. Et il éprouvait un besoin morbide, une espèce de jouissance macabre qui le poussait, lui anonyme, à contempler de près sa victime, sans danger.
— C’est un homme qui s’est fait buter, répondit le boucher, toujours aussi placide. On se demande comment ça s’est fait, il n’y avait personne dans la rue. À part qu’ils l’aient flingué de la plate-forme de l’autobus, je ne vois pas très bien comment ils s’y seraient pris.
— Croyez-vous, tout de même, dit le crémier, tout excité… dans le quartier !
— Il faut bien que ça se passe dans un quartier quelconque, répliqua Balthazar. Là ou ailleurs.
— On n’avait jamais vu ça ! proclama le crémier.
— Heureusement ! glapit une femme.
Au bout de la rue, on entendit le pin-pon caractéristique du car de police. La voiture prit le virage et ses phares balayèrent la rue.
Les immeubles voisins se vidaient, malgré le mauvais temps. Les locataires dégringolaient les escaliers et se précipitaient vers ce spectacle gratuit. On entendait pleurer des gosses giflés. La foule grossissait d’instant en instant.
Balthazar ne tenait pas à rester là. Il ne fallait pas tenter le diable.
Il s’éloigna d’un pas tranquille. Il se sentait merveilleusement calme, presque heureux. Malgré tout ce qu’il avait bu dans la journée, l’ivresse ne l’atteignait pas. À peine si sa tête était un peu lourde, mais cela pouvait aussi bien venir de l’abus du tabac et du fait qu’il était resté enfermé toute la journée en proie à des transes nerveuses, auprès desquelles le Purgatoire n’est qu’une plaisanterie.
Il suivit les boulevards extérieurs, gagna la porte de Clignancourt et entra dans un bar. Prétextant la crainte d’un rhume, il commanda un cognac double et alla téléphoner à Gisèle.
Le patron de son hôtel déclara qu’il ne savait pas si elle était déjà rentrée et qu’il allait voir.
— Si elle n’est pas là, je laisse tomber, se promit Balthazar.
Et déjà il échafaudait des projets, décidait qu’il irait à Pigalle et lèverait une fille quelconque pour la nuit. Il avait furieusement besoin d’une présence, ce soir. Il se sentait seul, affreusement seul au milieu d’un monde hostile. Il s’attendrissait sur lui-même, et, lorsqu’il évoquait sa jeunesse perdue, des larmes de pitié montaient à ses yeux.