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L’autre, celui qui commençait à pourrir dans le ruisseau tandis que les uniformes sombres tournaient autour de son corps, il n’y pensait même pas. Il l’avait presque oublié.

Mais Gisèle répondit :

— Je t’ai attendu, dit-elle, acerbe. Alors tu te fous carrément de moi ?

— Mais non, mon petit, je te jure.

Elle l’intimidait. Sitôt qu’elle commençait à l’engueuler, il ne savait plus que répondre.

— J’ai eu des embêtements toute la journée. Des gens dont je n’ai pas pu me dépêtrer. Puis je suis allé voir pour cette place, à Bobigny. Ça m’a pris un temps fou.

— Depuis ce matin, tu aurais quand même pu me téléphoner. C’était mon jour de sortie, je n’en ai qu’un par semaine, tu aurais quand même pu me tenir compagnie.

Dieu sait pourtant s’il aurait préféré ça. Mais il ne pouvait tout de même pas expliquer ce qui s’était passé et les femmes — elles sont beaucoup plus matérielles qu’on ne croit — il est difficile de leur raconter des histoires. On a beau être sincère et faire mille serments, elles ne marchent pas. Elles voient la vie beaucoup plus simplement que les hommes.

— Je t’assure que ça m’a été absolument impossible. Veux-tu qu’on se voie ce soir ?

Il y eut un silence. Gisèle se demandait si elle devait accepter, ou si elle devait le punir en refusant. Mais elle pensa sans doute que, dans ce cas, il courrait rejoindre sa rivale imaginaire et qu’il flânerait dans les bars jusqu’à ce qu’il soit ivre. Elle attendit donc une seconde, pour se faire désirer, et ne reconnut pas la voix âpre qui, soudain, rompit le silence.

— Alors ?

— Je viendrai, dit-elle, très vite. Où tu voudras.

Il décida que ce serait à neuf heures au Dupont-Barbès. C’était là qu’ils s’étaient rencontrés et elle y vit une idée sentimentale, alors que Balthazar avait jeté ce nom au hasard, parce que l’endroit lui était familier. Et puis il y avait du bruit, de la musique, de la lumière. Il n’aurait pas pu rester dans un endroit silencieux et feutré. La journée qu’il venait de passer dans sa chambre suffisait.

Il raccrocha et regagna la salle. Pendant son absence, la clientèle s’était renouvelée. C’était samedi, jour de marché et le bistrot était envahi par l’armée des cloches qui vivent, on ne sait comment, du commerce des vieilleries.

Il but d’un trait son cognac double et, tout à coup, s’aperçut qu’il était ivre.

C’est toujours le dernier verre qui fait mal, pensa-t-il. Jamais il ne s’était rendu compte à quel point cette stupidité pouvait avoir de la vraisemblance.

Il sortit et, tout de suite, le froid humide pesa sur ses épaules. Un petit vent aigre venait de la zone, apportait des odeurs de friture et de bière rance. Dans la cour de la caserne de la Coloniale, un clairon jeta un bref appel. Puis le vent emporta les notes cuivrées au-dessus des toits de Paris.

Balthazar noua frileusement son cache-col et descendit lentement le boulevard Ornano. Il ne s’apercevait même pas du crachin qui trempait ses vêtements. Il n’avait plus peur, maintenant. Ici, il y avait trop de lumières et de bruit pour laisser la place à l’angoisse.

Il entra encore dans deux ou trois autres bars, essaya de manger quelque chose dans un immense caravansérail, où le chef travaillait à l’abattage, avala deux filets de harengs et la moitié d’un beefsteack et ressortit.

Il y avait un type en canadienne derrière lui et il sentit ses tripes se nouer. Il s’arrêta devant les photos de film qu’exposait un cinéma. Le type s’arrêta aussi.

Alors la peur revint.

Il continua sa route, résistant à l’envie de se retourner, de regarder le type et fit une nouvelle halte devant la vitrine d’un marchand de chaussures.

Dans la glace, il vit le regard de l’homme peser sur son dos, mais il continua et s’arrêta un peu plus bas, devant un bonnetier.

Balthazar glissa la main dans la poche de son imperméable et, du pouce, fit jouer le cran d’arrêt du mauser.

III

Scipioni poussa un soupir, jeta ses cartes sur la table et se renversa en arrière.

— Full aux femmes, dit-il.

— Saloperie de bon Dieu ! gronda Délai, en gardant son jeu dans sa main, et dire que j’avais le mien servi !

Scipioni attira à lui l’argent que les trois autres avaient posé sur la table et se versa un verre d’alcool.

Un nuage de tabac dessinait au plafond des chimères menaçantes.

Cela faisait plus de trois heures que les quatre hommes avaient entamé cette partie de poker, en attendant que Bob revienne. Peu à peu le plafond des enjeux s’était élevé, jusqu’à atteindre des sommes relativement considérables. Et maintenant Scipioni gagnait près de trois cent mille francs.

— On arrête ? proposa Riton. Moi, j’en ai marre.

Tout le monde, du reste, en avait marre, sauf Délai qui était le gros perdant.

— Vivement que cette andouille de Bob rapplique, grommela Nestor. Je commence à avoir la dent. À savoir que ce serait si long, on serait allés casser la graine. Je me demande d’ailleurs pourquoi on ne l’a pas fait. C’est comme dans les sacrifices antiques ? Faut jeûner ?

— Je voulais savoir où on en était, répliqua Scipioni. Maintenant il ne peut plus tarder. Je comprends que dans la journée ce soit difficile, mais la nuit c’est du nougat.

— Tu ne vois pas qu’il se soit fait emballer ? C’est des choses qui arrivent.

— Lui ? s’exclama Riton. On voit que tu le connais mal. C’est un dur, ce mec, tu peux me faire confiance.

Riton bâilla, écrasa sa cigarette dans le cendrier et se renversa en arrière, lui aussi. C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux traits accusés. Il jouissait, dans la bande à Scipioni, d’une réputation de sang-froid qui l’avait tiré de plus d’un pétrin. Ça ne l’avait tout de même pas empêché de tâter de la Centrale, pour une confuse histoire de faux poulets, suivie d’assassinat, à laquelle personne n’avait compris grand-chose. Et cette incompréhension avait sauvé Riton, qui avait joué les victimes d’erreurs judiciaires.

On entendit un pas dans l’escalier.

— Le voilà, dit Scipioni.

Il s’était trompé. Ce n’était pas Bob, mais René. Et il faisait une sale gueule, René.

— Alors ? demanda Délai. Où est Bob ?

René eut un geste de faux, du plat de la main.

— Ratatiné, dit-il simplement.

Les quatre hommes se levèrent d’un bond.

— Quoi ?

— Ratatiné, répéta l’autre. Il s’est fait moucher en pleine rue.

Il y eut un silence abasourdi. En bas, au bar de la grosse Suzy, on entendait rire les clients.

René traversa la pièce, remplit le verre de Nestor et l’avala d’un trait.

— Il est étendu au milieu de la rue Victor-Hugo, à Levallois. Et pas beau à voir, c’est moi qui vous le dis.

Du coup, après cet instant de stupeur, tout le monde se mit à parler en même temps.

— Vos gueules ! brailla Scipioni, en claquant la table. On ne s’entend plus ici.

René posa son verre. Sa main tremblait.

— Je ne sais pas ce qui est arrivé, dit-il. Je suis venu le relever, comme à déjeuner. À l’endroit où il se tenait, il y avait un attroupement. Je me suis approché et je l’ai vu. Le trottoir était plein de sang. Il avait pris une bastos dans la gorge. Un gros morceau.

— C’est Balthazar qui a fait ça ?

— Je ne sais pas. Je n’y comprends rien. Les flics non plus. Je suis un peu allé me frotter aux poulets pour voir de quoi il retournait. Ils sont en plein cirage. Bob a été buté au moment du passage d’un autobus. Ils croient qu’on l’a buté de la plate-forme.