Scipioni hocha la tête.
— C’est du baratin. D’abord, il aurait fallu que Balthazar soit sur la plate-forme. Primo. Secundo, il faut être complètement jobard pour s’imaginer qu’on peut flinguer un type d’un autobus lancé en pleine vitesse. T’as qu’à essayer.
— Alors ?
— Alors, je ne sais pas. C’est peut-être un autre mec qui a rectifié Bob. Il n’avait pas que des copains.
Le silence, à nouveau pesa.
Scipioni se leva et alla écraser sa cigarette sur le marbre de la cheminée. Sur le tableau, une lithographie naïve représentait une Vierge et l’Enfant. C’était la dernière image que regardaient les gars lorsqu’ils partaient d’ici pour un coup dur. Chez les truands, il y a toujours un fond de sentimentalité ou de superstition.
— C’est quand même marrant ! éclata soudain Scipioni. Moreno a été buté par cette salope. On a mis un mal de chien à le retrouver. Et quand on l’a bien en main, alors qu’il ne se doute même pas de ce qui l’attend, vous n’êtes pas foutus de le mettre en l’air.
Vous êtes des caves, pas autre chose. J’ai affaire à une bande de caves, voilà la vérité.
— Mais Bob…
— Bob était aussi paumé que vous, tas d’abrutis ! J’en ai déjà entendu de raides, mais celle-là, elle dépasse tout.
Peu à peu la colère l’envahissait. Il trouvait cette histoire inadmissible. Il avait été élevé dans la plus noire misère, Scipioni. À dix-huit ans, il courait nu-pieds dans les chemins caillouteux de Sicile. Peu à peu, il s’était élevé et, maintenant, il ne portait plus que des complets trop bien taillés et des cravates chères, peut-être un peu trop voyantes, mais chères. Et il avait pris l’habitude d’être obéi.
— Tu perds ton temps, ricana Riton. Il faudrait d’abord savoir ce qui s’est passé exactement. Il faudrait être sûr que c’est Balthazar qui a liquidé Bob.
— En tout cas, le Balthazar, il est toujours vivant, lui. Et vous êtes là comme des moules qui se préparent à un enterrement. Il doit bien rigoler, ce salaud.
— Possible, admit Riton. Possible qu’il rigole. Mais ça, c’est du provisoire. Et d’abord, où était-il, Balthazar, à ce moment-là ?
— Nulle part, dit René.
— Comment, nulle part ? Il s’est évaporé ?
— Je n’en sais rien. En tout cas, il n’était pas chez lui. Tu penses qu’après un coup pareil, j’ai foncé en face. Si je l’avais rencontré, je le ratatinais. Mais j’ai vu la concierge. Elle ne l’a même pas aperçu de la journée. J’ai fait remarquer qu’il était peut-être malade. Heureusement, la vioque s’en foutait. Elle a haussé les épaules. Apparemment qu’il n’est pas là-bas en odeur de sainteté. Je suis monté. La porte était fermée. J’ai regardé à travers le trou de la serrure. La clef n’y était pas et je pouvais voir la pièce. Elle était vide et le lit défait. Il y avait une bouteille sur la table et la fenêtre ouverte.
Scipioni alluma une nouvelle cigarette et fit appel à la bouteille.
— À ton avis ?
— À mon avis, il n’est pas rentré du tout. Il a dû deviner qu’on lui filait le train. Nous avons perdu notre journée à l’attendre.
Scipioni se gratta la tête.
— Ça peut arriver, soupira-t-il enfin. Mais hier, pourtant, il est rentré chez lui.
— Il a dû ressortir aussi sec, sans qu’on s’en aperçoive. S’il nous a sentis derrière lui, tu penses qu’il n’a pas attendu pour faire la malle.
— Vous me faites tous rigoler, ricana Riton. Et Bob, alors, il est mort de la typhoïde ?
— On ne sait pas qui l’a buté. Ce n’est pas possible que ce soit Balthazar. D’abord, tu le connais, Balthazar. C’est un branque.
Riton haussa les épaules et rafla le pognon qui l’attendait, sur la table. Puis il tira son revolver et l’examina.
— Où vas-tu ? demanda Scipioni, en voyant que l’autre décrochait son pardessus.
— Je vais retrouver Balthazar et lui régler son compte, dit Riton. Bob était un copain. Continuez à faire des mots croisés.
Et il partit en claquant la porte.
IV
Cette fois, Balthazar ne se faisait plus d’illusions. L’homme à la canadienne lui filait le train, ça ne faisait aucun doute. Il était tellement obsédé par ses malheurs et par son inquiétude qu’il voyait des flics partout. Chaque passant qui venait à sa rencontre était pesé, jaugé, étiqueté. Et tous, ils étaient suspects. Il semblait à Balthazar que tous les gens qu’il rencontrait avaient avec lui des points communs, qu’ils piétinaient sa vie, s’y mêlaient d’une manière intime et traversaient lentement sa route, à dessein.
Mais celui-ci, c’était du sérieux. Il n’avait pas quitté Balthazar d’un pas. Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que cet homme le suivait.
Balthazar poussa la porte d’une espèce d’affreux bougnat aux lumières blêmes. Le zinc était étroit ; il y avait des piles de ligots dans le fond de la salle et ça sentait le pipi de chat. Si le gars s’aventurait ici, on rigolerait. Oui, on rigolerait.
La patronne s’approcha. C’était une énorme araignée toute vêtue de noir et crasseuse comme un peigne de cafre. Elle demanda à Balthazar ce qu’il voulait, avec ce regard méfiant qu’ont tous les Auvergnats. Des fois que ça serait un mec qui voudrait leur vendre quelque chose !
Le type à la canadienne était arrêté trois mètres plus loin. Il ne se doutait pas que Balthazar le voyait dans la glace collée au montant de la vitrine. De temps en temps, le bonhomme se retournait vers la porte. Il n’avait tout de même pas eu le culot d’entrer dans le bistrot.
Cette fois, il n’y avait aucun doute, le dernier des provinciaux sortant de son hameau se serait rendu compte qu’il présentait un intérêt au regard de cet individu.
— On va rigoler, répéta Balthazar.
Mais c’était un cliché. Il n’y croyait même pas. Il pensait au contraire que ça n’avait rien de marrant.
Au début, il avait envisagé de passer la soirée là, à déguster des cognacs coup sur coup en laissant l’autre macérer sous la bruine. Rien que de penser à la tête et surtout à l’état du mec au bout d’une ou deux heures, il éprouvait une sorte de gaieté. Une gaieté glacée, sans joie.
Malheureusement Gisèle l’attendait. C’était sa dernière chance. On peut faire n’importe quelle vacherie à une femme : si elle est amoureuse, elle pardonne toujours. Mais Balthazar était coutumier du fait. En outre, il se rendait compte que Gisèle s’éloignait de lui. Elle n’avait plus les mêmes élans, la même tendresse. Elle redevenait peu à peu une étrangère et rien n’est pire que de rencontrer brusquement une inconnue dans la femme qu’on a aimée.
Malheureusement Balthazar ne pouvait rien lui reprocher. Il l’avait laissée poireauter toute la matinée et il ne pouvait même pas lui donner d’explication raisonnable. Elle devait croire qu’il se moquait d’elle. Tout ce qu’il avait trouvé, c’était de lui donner un autre rendez-vous, sans excuse. Et ce rendez-vous c’était en quelque sorte une dernière chance.
Balthazar regarda sa montre. Neuf heures moins le quart. Il serait là. Il ne savait pas encore comment, mais il serait là. Il le fallait. Il but un autre verre et il sentit monter l’ivresse en lui, comme un raz de marée. Cela lui donna un courage nouveau. Tant pis, il allait sortir et, si le type continuait à le suivre, il irait lui demander des comptes.
Au même moment, le type entra et s’approcha du bar.
C’était la première fois que Balthazar le voyait en pleine lumière. Il avait un visage rond, tout couturé de variole, des yeux naïfs, et il posa sur Balthazar un regard furtif.