Выбрать главу

Cette fois, le jeune homme se sentit envahi par une colère démesurée. Il fit un pas vers le bonhomme et le regarda dans les yeux.

— Qu’est-ce que tu veux, mon pote ? siffla-t-il. C’est moi que tu cherches ?

— Mais monsieur !.. gémit le pauvre mec.

— Ne joue pas les victimes, gronda Balthazar. Je t’avertis que, si tu continues à me suivre, je te… ça te coûtera cher.

Il y eut une sorte d’éclair bizarre dans les yeux du mec. Il se redressa et souffla la fumée par les narines.

Au premier chef, ce geste pouvait passer pour de l’impudence, mais en réalité, il était facile de s’apercevoir que le pauvre diable essayait surtout de se donner de l’assurance.

— Je ne vous ai rien dit ! s’exclama-t-il.

La patronne s’approcha.

— Laissez ce monsieur tranquille, dit-elle avec un accent qui ne laissait aucun doute sur ses origines arvernes. Si vous voulez vous disputer, vous n’avez qu’à le faire dehors.

— Quoi ? cria Balthazar, outré.

Il sentit son visage s’empourprer et il se mit à trembler de rage. Décidément, le monde entier se mettait contre lui.

— Vous, dit-il à la vieille, allez vous le faire mettre, si vous trouvez amateur.

La vioque faillit avaler son dentier.

— Sortez ! cria-t-elle. Allez-vous-en, espèce de voyou !

Mais en même temps, elle tendait la main pour encaisser le prix de la consommation. Son porte-monnaie passait avant sa pudeur.

Balthazar jeta de la monnaie sur le zinc et sortit rapidement. Il venait de se rappeler qu’il avait un intérêt pressant à passer inaperçu. Ce n’était pas le moment de faire du scandale dans un bar et de se faire emballer par les flics. Dans le ruisseau de la rue Victor-Hugo, il y avait un cadavre qui devenait de plus en plus embarrassant.

Il sortit et reçut en plein visage une gifle de vent et de pluie.

Il enfonça rageusement les mains dans ses poches et partit vers Barbès. Il était ulcéré à la pensée de l’affront qu’il venait de subir. Et dire qu’il n’avait rien pu faire ! Autrefois, il aurait tout cassé, dans ce foutu bistrot.

Heureusement qu’il allait retrouver Gisèle. Peut-être lui apporterait-elle cette consolation et surtout cette justification de lui-même que les faibles recherchent auprès des femmes.

Il hâta le pas. Malgré la pluie et ce temps hideux, la foule, peu à peu, se faisait plus dense. C’était samedi et les gens ne voulaient pas louper cette soirée. On entendait grelotter les sonneries des cinémas et des groupes s’aggloméraient devant les portes, commençaient à faire la queue.

Pour traverser la place du Château-Rouge, il dut se retourner pour éviter une auto et il aperçut derrière lui la silhouette de l’homme, qui le suivait toujours.

Il fut pris alors d’une rage frénétique. Ce type collait à lui comme son destin, il intervenait dans sa vie, s’y cramponnait et il n’y avait aucun moyen de le chasser. Jusqu’à quand allait-il le harceler ainsi ?

Balthazar n’essaya même pas de comprendre que le pauvre bougre avait été chassé en même temps que lui par l’infâme bougnate.

Il se retourna carrément et vit l’autre s’arrêter et blêmir.

Il pensa d’abord que c’était sa propre attitude qui le terrifiait. Mais l’homme avait le regard lointain. Il regardait, au-delà de Balthazar, quelque chose qui l’horrifiait, quelque chose d’assez monstrueux pour que sa seule vue l’ait pétrifié.

Balthazar se retourna et frémit, lui aussi. Il reconnut Riton, qui venait à sa rencontre, avec sa démarche chaloupante. Il avait un mauvais sourire sur les lèvres et son regard cruel ne quittait pas Balthazar.

Il fouillait sa poche revolver et en tirait vivement un calibre.

Balthazar avait compris. Il n’aurait pas le temps, lui, de défourailler. La chair crispée, il attendait le coup de fouet brûlant des balles.

Mais Riton n’avait pas levé son feu qu’une détonation claquait, suivie, tout de suite après, de deux autres, puis d’une quatrième, isolée.

Sous le regard étonné de Balthazar, Riton tituba, laissa tomber son arme et, avec une pirouette, glissa sur le trottoir.

Balthazar se retourna. L’homme qui l’avait suivi était planté au milieu du trottoir, hébété, un automatique à la main. C’était lui qui avait tiré.

Brusquement, après une attente qui parut un siècle, il fourra son revolver dans sa poche, tourna les talons et s’en fut en courant.

Une sueur froide envahit Balthazar. Ses jambes étaient molles et tremblantes. Il dut faire un effort énorme pour se mettre en route.

Il traversa le boulevard en courant, au mépris des voitures, et plongea dans la rue Custine.

Riton, étendu sur le trottoir, eut un sursaut et un dernier hoquet. Un flot de sang jaillit de sa bouche.

V

L’inconnu suivit en courant la rue Poulet. Le vent la prenait en enfilade et lui jetait des paquets de pluie dans la figure. Mais il grelottait surtout de peur. Ses jambes étaient molles et il se demandait si elles pourraient le porter longtemps. Il avait l’impression qu’au prochain coin de rue, il roulerait dans le ruisseau, assommé.

Dans sa poche, le poids de son revolver devenait énorme, c’était comme un marteau qui, à chaque pas, heurtait sa hanche. Et dans sa poitrine, son cœur battait à tout rompre. Gérard pensait qu’il était au bout de ses forces. S’il tentait un nouvel effort, c’était sûr, le cœur éclaterait.

Heureusement, la rue était déserte. Devant lui, personne ne risquait de l’arrêter. Mais dans son dos, il entendait courir. C’était une galopade sourde, comme si plusieurs personnes lui filaient le train. C’était étonnant de ne pas entendre de coups de sifflet. Généralement, les flics, lorsqu’ils cavalent derrière quelqu’un, mettent tout le quartier en alerte. Ceux-là étaient tout ce qu’il y a de plus discrets, sans doute qu’ils voulaient avoir Gérard à eux tout seuls et qu’ils se sentaient en force. Ils se rapprochaient certainement, ils s’en rendaient compte, ils étaient sûrs de leur victoire.

Et pourtant, il fallait leur échapper. Il le fallait. S’il tombait dans leurs pattes, ce serait comme s’il était déjà mort, ce serait le commencement d’une longue agonie, d’un coma affreux, avec les mois de prévention, tout le décorum terrifiant de la justice et, pour finir, la machine à tuer les hommes.

Gérard tourna le coin de la rue des Poissonniers et s’arrêta. Non. Il ne pouvait plus aller plus loin. L’air entrait péniblement dans ses bronches, en sifflant. Il avait un voile rouge devant les yeux, la nausée montait à ses lèvres et son cœur n’en finissait plus de chahuter. Il se demandait s’il allait résister, s’il n’allait pas mourir, là, au coin de cette porte, sur ce trottoir trempé.

Il se tassa contre le mur et, de ses deux mains, pressa son cœur. Il était cardiaque. C’était encore un truc qu’il avait ramené de la guerre, cette saloperie. Pendant la bagarre, en quarante, au-dessous de la Ferté-sous-Jouarre, un obus avait éclaté à côté de lui. Il n’avait pas été touché, mais le souffle l’avait balancé à trois mètres de là et il était parti dans les pommes. C’étaient les Chleuhs qui l’avaient réveillé. Il avait fait le sang par la bouche, le nez, les oreilles et même les yeux. Il paraît que ce n’était rien. Il avait simplement été commotionné.

Seulement, ça lui avait laissé des lésions partout, notamment aux bronches, son cœur avait été déplacé et il faisait de la tachycardie.

Il serait rentré chez lui, tout peut-être aurait fini par s’arranger. Il était sain, à cette époque. Mais les Boches l’avaient emballé et jeté dans un camp de prisonniers. Il se souvenait de ces jours atroces, campés dans la boue de l’Est, sans abri, sans nourriture, sans rien, gardant des jours et des jours, à même la peau, des vêtements trempés, qui ne séchaient jamais.