Et puis, il y avait eu la longue nuit et le silence des baraquements de la Prusse-Orientale. Ce n’est pas avec des trucs pareils qu’on arrive à se remettre. Ses lésions pulmonaires n’avaient pas tardé à devenir tuberculeuses.
Lorsque les Allemands s’étaient rendu compte qu’en définitive il était salement atteint, ils s’étaient quand même décidés à le rapatrier.
Il se souvenait de ce départ, par une aube de neige, à la rencontre de la France et de son passé. Ce serait un sale intermède, un point c’est tout, un mauvais entracte. La vie reprendrait comme par le passé, à côté de Janine.
Ouais ! seulement lorsqu’il était arrivé à Paris, Janine n’était plus là. Elle avait emporté tout ce qu’ils possédaient et elle avait fait la malle avec un Fridolin, ce qui fait que la justice française, qui ne voulait en aucune manière se mouiller dans ce genre d’affaire, avait laissé tomber.
Il s’était retrouvé seul, fauché, nu et malade sur le trottoir du Paris de quarante-deux. Une époque où, pour compléter, tout le monde crevait de faim à l’unanimité, ce qui n’était pas recommandé pour la santé de Gérard. Il lui aurait fallu des beefsteacks et du repos. Il n’avait que des rutabagas et les marches harassantes, dans une ville sans métro, à la recherche d’un boulot qui n’achèverait pas de le tuer.
Malheureusement, tout ce qu’il avait fini par trouver, c’était un emploi de terrassier sur un chantier allemand, en Normandie. Il fallait se lever à l’aube, dans une brume glacée et haleter toute la journée sur une pioche, pendant que l’humidité, peu à peu, pénétrait ses bronches et sa peau.
Heureusement, il gagnait un peu plus de galette et il arrivait à croûter un peu mieux. Mais il sentait bien, chaque jour davantage, que sa vie s’en allait. Il ne savait pas quand ça se terminerait, mais il n’en avait plus pour longtemps, il s’en rendait parfaitement compte. Il était un type fini, foutu, liquidé, un mort en marche, un vivant sursitaire. C’était tout ce que la guerre lui avait rapporté, à lui, Gérard. Par moments, il se disait qu’il aurait mieux valu rester sur le terrain, comme certains copains, avec une rafale de mitraillette dans le buffet, ou être écrasé par l’obus qui l’avait manqué. Il avait même envisagé le suicide, mais il n’en avait pas eu le courage.
Et la vie était passée, grise, morne, sans espoir et sans avenir, sous des ciels gris, brouillés de pluie, bousculés de vent. Des jours médiocres, sans amour, sans joie. Et c’est comme ça, peu à peu, qu’il en était venu à boire.
L’alcool était pour lui le meilleur des remèdes contre la misère et le désespoir.
Avec quelques verres de calvados, ça y était, il retrouvait un optimisme, une légère euphorie, une apparence de bonheur. Même l’espoir et l’oubli. Le Léthé, pour Gérard, il coulait des pommiers de Normandie. C’était un paradis artificiel.
Et puis, la guerre s’était terminée et il était revenu à Paris. Et là, de nouveau, ça avait été vachement coton. À cette époque désorganisée, pour trouver du boulot, c’était plutôt duraille. Longtemps, il avait mégoté dans de petits trafics. Le marché noir n’était pas parti dans les bottes des Allemands, loin de là. Gérard avait trafiqué de petites choses, pneus d’autos, pierres à briquet, lames de rasoir, saccharine hollandaise, à destination de l’Espagne. Un moment, il avait cru trouver sa voie avec le pinard. Mais ça n’avait pas marché.
Puis, peu à peu, tout était redevenu normal et, au fur et à mesure que tout se remettait à sa place, Gérard, lui, plongeait. Ces derniers temps, il avait usé de ce qui lui restait de bronches à crier des journaux, en courant dans les rues, jusqu’à des onze heures, minuit.
Et, pour boire, il économisait sur sa nourriture. C’était devenu une véritable drogue. Quand il était complètement ratatiné, il rentrait dans une espèce de mansarde glacée, ouverte à tous les courants d’air et s’endormait. L’alcool l’empêchait de sentir le froid et de voir le gel accroché à ses vitres. Le lendemain, il se levait à une heure de l’après-midi, flânait encore, avec ce qui lui restait de pognon, dans quelques bistrots et, à cinq heures, reprenait le labeur.
Peu à peu, à ce régime, sa vie l’abandonnait. Chaque averse, chaque verre d’alcool emportait un peu de son avenir. Et c’est comme ça, la veille au soir, qu’il y avait eu ce drame, cette chose atroce.
Il ne s’en souvenait plus très bien, il lui semblait que ce n’était pas possible, qu’il était dingue. Un bon bout de temps, il avait pensé que c’était un cauchemar d’ivrogne, que le jour dissiperait tout cela. Il était revenu chez lui… et il en était reparti précipitamment, affolé. Depuis il se trimballait dans les rues, à la recherche d’on ne sait quoi.
De l’autre côté du palier, une famille lamentable se serrait dans une seule pièce. Le père était aussi misérable que Gérard, peut-être davantage, en tout cas plus intoxiqué encore par l’alcool. Le soir, il sortait avec la mère, et tous les deux, chez tous les bougnats du quartier, pompaient tant qu’ils pouvaient, jusqu’à ce qu’ils n’aient vraiment plus un rond ou qu’on les flanque carrément à la porte. Ils n’étaient d’ailleurs pas susceptibles et revenaient le lendemain.
Parfois, le soir, ils se flanquaient des peignées magistrales, accompagnées d’injures et de hurlements, tellement qu’il fallait que le concierge grimpe mettre de l’ordre dans tout ça.
Le malheur, c’est qu’ils avaient une fillette de treize ou quatorze ans.
Ce soir-là, comme Gérard venait de rentrer, la gosse était venue frapper à sa porte. Elle voulait savoir l’heure. Elle était inquiète parce que ses vieux n’étaient pas encore rentrés. Ils étaient généralement de retour beaucoup plus tôt.
Gérard, naturellement, tenait sa cuite. Il n’avait pas très bien compris pourquoi il avait fait ça. À ce moment-là, il en était sûr, il n’éprouvait aucun désir. Mais il avait saisi la gosse et l’avait jetée sur le lit.
D’abord elle n’avait pas compris, ou peut-être était-ce la surprise ? elle était restée immobile. Elle regardait Gérard avec des yeux étonnés.
Elle n’avait vraiment commencé à piger que lorsque l’homme avait passé sur ses seins une main tremblante. Elle avait une petite poitrine menue et provocante, et c’est sans doute ce qui avait tout déclenché.
La gosse commença à se débattre et à hurler. Mais avec ce qui se passait presque chaque nuit dans le bordel à côté, les cris, ça n’épatait plus personne.
Gérard la maintint de force étendue et, d’un geste brusque, déchira la robe. Les seins apparurent, à peine cernés.
La môme, épouvantée, hurla de plus belle. Alors Gérard la saisit à la gorge et s’étendit sur elle. Elle ne criait plus, mais il la sentait frémir. Il eut juste le temps d’en faire une femme, avant de tomber à côté d’elle, assommé.
Quand il se réveilla, il faisait grand jour et la gosse était toujours là, les jambes ouvertes et les seins découverts. Seulement, son visage était violacé. Elle était morte.
Gérard resta un moment debout devant elle, sans comprendre. Confusément, il se souvenait de ce qui s’était passé la veille. Il se rappelait qu’il s’était mis dans une sale histoire en violant cette gosse, mais il ne pensait jamais qu’il aurait pu la tuer.
Des frissons d’horreur et d’épouvante le parcouraient. Il ne savait plus que faire, il allait d’un bout à l’autre de la petite pièce, comme un fauve pris au piège. Ses mains tremblaient. Il avait le vertige.
Finalement, il décida de se tuer. Mais, il ne savait pourquoi, il ne voulait pas mourir là. Il recouvrit le corps de la fillette avec le drap, prit dans le tiroir d’une vieille commode le mauser qu’il avait ramassé à la Libération, le fourra dans sa poche et sortit.
Sur le palier, il rencontra le père de la gosse.
— Vous auriez pas vu Nénette, des fois ? demanda-t-il.
— Non, non, répondit Gérard, précipitamment.
— Cette salope aura fait la malle, conclut philosophiquement le père. Qu’elle aille se faire foutre !
Et il rentra chez lui en claquant la porte.