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Finalement, il décida de se tuer. Mais, il ne savait pourquoi, il ne voulait pas mourir là. Il recouvrit le corps de la fillette avec le drap, prit dans le tiroir d’une vieille commode le mauser qu’il avait ramassé à la Libération, le fourra dans sa poche et sortit.

Sur le palier, il rencontra le père de la gosse.

— Vous auriez pas vu Nénette, des fois ? demanda-t-il.

— Non, non, répondit Gérard, précipitamment.

— Cette salope aura fait la malle, conclut philosophiquement le père. Qu’elle aille se faire foutre !

Et il rentra chez lui en claquant la porte.

✴ ✴ ✴

Gérard regarda derrière lui. La rue Poulet était toujours vide. Ce qu’il avait pris pour une galopade, tout à l’heure, dans son dos, c’était sans doute le martèlement de son cœur et de ses propres pas. Peu à peu, il reprenait son souffle, et voyait plus clairement les choses. Une fois de plus, il s’était fourré dans de beaux draps ! Il venait de descendre un flic. Il est vrai qu’au point où il en était, il n’avait pas risqué grand-chose. De toute manière, il était tout ce qu’il y a de plus recuit.

Toute la journée, il avait erré dans les rues. Il n’avait pas eu le courage d’aller vendre des journaux et, toute la journée, l’image de Nénette avait été présente, devant ses yeux, avec sa pauvre robe déchirée et son visage martyrisé. Elle l’avait escorté dans les bars, sur les avenues, au bord du canal Saint-Martin.

À un moment donné, il était entré dans un cinéma. Là, l’angoisse avait été plus forte encore. Non seulement il n’avait rien vu du film, mais une terreur panique s’était emparée de lui. Il s’était levé et s’était enfui en bousculant les spectateurs.

À nouveau, il avait erré dans les rues ruisselantes. Chaque passant qui venait à sa rencontre était peut-être un flic qui le cherchait.

Ça lui paraissait tellement invraisemblable, cette histoire, qu’il avait fini par revenir rue du Transvaal. Il était monté chez lui, en se cachant de la concierge. À cette heure-là, les parents de la gosse étaient au boulot. Il avait doucement ouvert la porte et était entré. La gamine était toujours là. Il avait soulevé le drap de lit et il avait revu le visage épouvantable, zébré, marqueté de plaques blêmes. Dans les orbites creuses, les yeux commençaient à s’affaisser.

Il était reparti en courant. Une fois dans la rue, il s’était aperçu avec une terreur accrue qu’il avait oublié de refermer la porte.

Et il avait marché, marché… Il s’efforçait de penser au suicide. Mais ça non plus, il ne parvenait pas à l’imaginer. Il n’aurait jamais pensé qu’il tenait autant à la vie. Il y était accroché avec ses ongles et avec ses tripes.

Et tout à l’heure, il avait rencontré cet homme qui paraissait aussi désemparé que lui. Il l’avait suivi, il ne savait pourquoi. Peut-être qu’il rayonnait de ce type un peu de chaleur, un peu d’amitié. C’était comme s’ils étaient complices, tous les deux, qu’ils étaient dans la même baille. Il n’avait même pas songé à ce qu’il faisait. Il était instinctif comme un chien, maintenant tout l’atavisme de l’homme primitif, avec ses prémonitions et ses besoins, refluait en lui.

Mais l’autre avait pris ça très mal et lui avait cherché des crosses.

C’est en le quittant qu’il avait vu le flic qui venait à sa rencontre, avec un sourire mauvais, la main dans sa poche revolver. Alors, il avait tiré…

Gérard, maintenant, s’éloignait. Il avait compris que personne ne le suivait. Il marchait vite, seul dans la nuit, à la rencontre d’un autre jour. Il hâtait le pas, sans s’en rendre compte, comme s’il allait à un rendez-vous urgent.

Il longea des rues inconnues, sinistres, bordées de murs d’usines, suivit le quai de la Gironde et, tout à coup, il y eut à sa droite un fracas d’enfer. Une phare l’éblouit. Il chancela et tomba en avant, sous les roues du train lancé à toute vitesse…

VI

— J’allais partir, dit Gisèle, pincée. J’étais bien décidée à ne pas poireauter comme ce matin. J’ai autre chose à faire.

— Mais je ne suis pas en retard ! protesta Balthazar.

— Regarde l’horloge.

Il était neuf heures dix. Cette histoire avait duré plus de temps que Balthazar ne l’avait cru.

— J’ai horreur d’attendre seule dans un café, continua la fille, tous les hommes me regardent.

Comme si ça pouvait avoir une importance ! Après tout, il ne l’avait pas prise pucelle, et quand il l’avait rencontrée, précisément dans ce café, elle n’était pas seule, peut-être ? Et les hommes ne la regardaient pas ? Elle s’était bien laissé aborder par Balthazar et elle avait tout de suite souri.

Ce sont des choses qu’on oublie très vite, lorsqu’on fréquente une fille depuis un certain temps. Mais si on va au fond des choses, on se rend compte qu’après tout, c’est parce que ce soir-là on a eu la veine d’être là qu’elle est maintenant dans vos bras. Sinon ce serait un autre qui la posséderait.

Cette aigreur irrita Balthazar. Alors tout le monde se liguait contre lui, décidément ? Ils étaient tous convenus de le mettre au rencart, de le tenir en une sorte de quarantaine.

Il avait tout le monde contre lui, désormais : la bande à Scipioni, les flics, la rue. Si sa propre maîtresse s’en mêlait, à présent, c’était la fin de tout.

— Et après ? fit-il. Ça prouve que tu es belle.

— J’ai l’air d’un turf. Ici, c’en est plein. Qu’est-ce que tu as sur le front ?

Il sursauta.

— Qu’est-ce que j’ai ?

— Tu es trempé.

— Parbleu, ricana-t-il, il flotte. Tu ne t’en étais pas aperçue ?

Il passa sur son front une main tremblante. Il la retira mouillée, mais ce n’était pas tout à fait de la bruine. Il s’y mêlait une sueur grasse, acide.

— Tu as l’air fatigué, dit Gisèle.

— Je le suis. Ce que j’ai pu cavaler, aujourd’hui, c’est rien de le dire.

Elle le regarda avec sollicitude. Sa colère était passée. Elle sentait de nouveau toute sa tendresse monter vers son cœur.

— Pauvre chou ! Ça ne fait rien, va, on s’arrangera.

Elle savait qu’il était sans boulot et qu’il n’arrivait pas à en trouver. Dans le bâtiment, ça ne marchait pas fort et les places de dessinateur industriel ne courent pas les rues.

Il y avait longtemps qu’elle rêvait de se mettre avec lui. Après tout, ils étaient majeurs et vaccinés, tous les deux, ils n’avaient de comptes à rendre à personne. Au début, ce serait dur ; ce n’était pas avec son salaire de secrétaire qu’ils pourraient casser les glaces, mais ils vivoteraient jusqu’à ce que Balthazar ait trouvé du boulot.

Or — elle n’en savait rien — le boulot, il n’en avait jamais cherché. Il avait toujours préféré courir les nuits de Pigalle avec un portefeuille plus ou moins garni d’argent plus ou moins honnête. Plutôt moins que plus. C’est comme ça qu’il avait fini par tomber sur la bande à Scipioni.

Il commanda un cognac et s’assit à côté de Gisèle. Le mauser pesait dans la poche de son imperméable et il n’osait pas quitter ce vêtement parce qu’il craignait qu’en le pliant l’automatique ne tombe de la poche et ne dégringole au milieu du café. Ce serait gentil tout plein, tiens, un truc pareil ! Une bonne rigolade pour les poulets du quartier.

La jeune femme prit sa main et la serra. Elle était toute tendre, à présent ? Elle le regardait avec des yeux de biche et ne savait que faire pour lui faire plaisir.

Elle avait appuyé sa tête sur son épaule et lui murmurait des mots doux. Puis, timidement, elle posa ses lèvres sur la joue mal rasée de l’homme.

Au-dehors, maintenant, la pluie dégringolait avec une sorte de rage mauvaise. Des gens entraient, s’ébrouaient et demandaient des alcools, ou du café, quelque chose au moins qui les réchauffe.