Balthazar, à travers les glaces moites, regardait la rue. Il suivait des yeux chaque ombre, essayait instinctivement de la définir. Était-ce un homme, une femme ? Chaque silhouette glissait silencieusement, dans le vacarme ambiant, comme un elfe. Le néon de la rue l’auréolait, lui donnait une forme prismatique.
La rue ! la rue de tous les jours et de toutes les nuits… Pleine de flics, de filles et de truands. Au milieu de cette tourbe, d’autres hommes rôdaient, le calibre en batterie, à sa recherche.
La mort était présente. Elle attendait sous le crachin, sur les marches du métro, à la porte du bar. Elle parlait à travers la voix du crieur de journaux, la trompe grave de l’autobus. Elle riait dans le rire des filles et se faisait courtoise lorsque le maître d’hôtel s’inclinait devant un client. Elle était là, omniprésente. Et ses yeux creux, à travers les glaces mouillées de pluie, observaient Balthazar. Elle était patiente. Elle attendait l’heure où ce serait le tour de l’homme d’aller frapper chez saint Pierre.
— Mais qu’est-ce que tu as ? demanda Gisèle. Tu es tout drôle !
Tu parles ! lorsqu’une bande de malfrats vous cherche pour vous buter et que les flics errent à votre recherche, il n’y a pas de quoi chanter une chanson à boire.
— Tu as encore bu ! dit la poupée. Je suis sûre que tu as passé ta journée à te pocharder.
Il avait bu, c’est vrai. Mais il ne se voyait pas soûl. Il pensait qu’il ne serait plus jamais soûl. L’alcool glissait sur lui comme la pluie sur un toit d’ardoises.
— Rentrons, veux-tu ? Ce soir, je veux rester avec toi.
Autrefois, c’était lui qui insistait pour l’entraîner. Maintenant elle avait pris une telle habitude qu’il n’avait même pas besoin de le lui proposer.
Le regard de Balthazar, de nouveau, revint à la glace. De l’autre côté de la rue, une rame de métro, illuminée, plongeait vers le tunnel.
Qu’est-ce qui lui adviendrait dehors, bon Dieu ? Est-ce que ces salauds n’attendaient pas qu’il sorte pour le flinguer ?
Il avait déjà échappé deux fois au coup dur. Jamais deux sans trois, dit le proverbe. Et peut-être que la troisième…
Et brusquement le souvenir du type qui le suivait et qui avait abattu Riton lui revint. Il l’avait oublié, celui-là. Qu’est-ce que c’était que ce phénomène ? Jusqu’au dernier moment, il l’avait pris pour un flic ou, au moins, pour un gars de la bande à Scipioni. Mais un flic n’aurait jamais fait ça et un homme de Scipioni n’aurait pas fusillé un de ses copains.
C’était à n’y rien comprendre. Il devait y avoir un malentendu. Peut-être que ce pauvre diable était traqué, lui aussi. Et, comme Balthazar, il se prenait pour le nombril du monde. Tous les gens, croyait-il, s’occupaient de lui, participaient à sa vie. Lorsqu’il avait vu l’autre sortir son feu, avec son sourire de jean-foutre, il s’était cru visé et il avait tiré le premier.
Balthazar éprouva pour lui une sorte de pitié. Il ne se rendait pas compte que sa situation n’était pas meilleure et qu’il était traqué, lui aussi. Pourquoi diable… bon Dieu… avait-il descendu Moreno ? Jamais, jusqu’à maintenant, il n’avait autant regretté cette affaire. Et pourtant, c’était Moreno ou lui, ce soir-là. Moreno ou lui. Ils étaient tout seuls au milieu du monde et les autres n’existaient pas. Ils s’étaient d’un seul coup libérés des chaînes de la morale et des lois. Il n’y avait plus devant chacun d’eux que le petit trou noir du revolver, implacable. Or, dans ce milieu-là, celui qui a raison, c’est celui qui tire vite, juste — et le premier.
Il avait tiré le premier. Et maintenant Scipioni lui filait le train. Et les flics menaient leur enquête, patients et tenaces comme des fourmis.
— Non, dit-il soudain. Pas chez moi. Chez toi, si tu veux.
Gisèle abandonna sa main et se recula.
— Pourquoi ? fit-elle, brusquement. Ta dulcinée t’attend ?
Balthazar haussa les épaules.
— Qui veux-tu qui m’attende ? Je suis seul. Je n’ai que toi.
— Ne raconte pas d’histoires, répliqua Gisèle. Tu me prends pour une imbécile ? Il y a longtemps que je l’ai compris. Tu as une autre femme. Et tu l’as installée chez toi.
— C’est idiot, fit Balthazar, sans conviction. Complètement idiot.
— Alors, allons chez toi ?
Elle avait retrouvé son air agressif. Elle n’était plus la petite femme attendrie qu’elle était cinq minutes auparavant.
— Non, répondit-il, nettement.
Il ne pouvait tout de même pas lui dire qu’il avait peur de rentrer chez lui, qu’il était en danger et que celui qui taperait à la porte, demain matin, serait, de toute manière, un ennemi.
— Non. Chez toi, si tu veux.
— Zut ! répondit-elle, avec un regard furieux.
Elle se leva, rafla son sac à main sur la table et gagna la porte.
Il l’entrevit, lorsqu’elle eut franchi le seuil. Elle n’était plus qu’une ombre, parmi les autres ombres menaçantes.
Quand elle sortit, on entendit plus nettement le cri rouillé du marchand de marrons.
Il pleuvait toujours.
VII
En sortant du bar, Délai, malgré la pluie, se sentit mieux. Dans la pièce où, avec Scipioni, ils avaient attendu les nouvelles, l’atmosphère était étouffante. Il y faisait une chaleur saharienne et la fumée du tabac piquait les yeux.
Délai avait préféré fiche le camp. Il en avait assez, de ce corps de garde. Du reste, qui aurait-il attendu ? Bob ne reviendrait jamais, Balthazar l’avait liquidé, et Riton, parti en chasse, ne donnerait pas de ses nouvelles avant qu’il ait rejoint le tueur. Ça pouvait être tout de suite comme demain matin, c’est-à-dire presque tout à l’heure. Et il pouvait aussi ne revenir que dans huit jours. C’était un gars qui avait gardé les habitudes contractées pendant la guerre, quand il traquait les agents allemands. Il ne rejoignait sa base que lorsque sa mission était accomplie. Délai, qui l’avait connu à cette époque-là, le savait bien. Ils avaient travaillé ensemble.
Les autres copains du réseau avaient repris leurs activités normales. L’un avait retrouvé sa pharmacie, l’autre sa boutique. Certains étaient revenus à leur bureau et d’autres continuaient, comme avant-guerre, à travailler dans les usines ou sur les chantiers.
Eux, ils n’avaient pas pu s’adapter. Déjà, avant la guerre, ils étaient désaxés. Le chômage leur avait donné de sales habitudes. Malheureusement ces sales habitudes leur avaient rapporté pas mal de pognon. Oui, pas mal. De là à se demander pourquoi ils se seraient esquintés le tempérament à gratter chez Citroën, il n’y avait qu’un pas.
Là-dessus, le pays avait eu des mots avec les Allemands et on les avait poliment priés d’aller faire un tour au casse-pipe. Ils étaient revenus pour plonger dans le marché noir, bien entendu. Comme la police leur cherchait des histoires et que les frizous leur cassaient les pieds, ils s’étaient brusquement senti une âme de patriote et ils avaient commencé à comploter. Ça avait commencé comme un jeu, jusqu’au jour où ils s’étaient aperçus que la Résistance ça laissait aussi de jolis petits bénéfices, lorsqu’on était un peu dégourdi et qu’on savait y faire.
Les mains enfoncées dans les poches, Délai marchait sous la pluie. Il aimait mieux encore ça que de rester à boucaner dans la turne à Scipioni. Il avait mal à la tête, il était fatigué et il n’était pas content du tout. Il ne pouvait pas oublier les deux cent mille francs qu’il venait de laisser sur le tapis vert. C’était idiot de perdre ainsi une galette aussi dangereusement gagnée. Et, de toute manière, Délai n’aimait pas perdre de l’argent, il n’était pas beau joueur.