Nicolas Beuglet
LE DERNIER MESSAGE
Roman
À ma formidable femme, Caroline,
avec laquelle j’espère transmettre le meilleur des messages
à nos tout aussi formidables filles, Éva et Juliette.
– 1 –
Dans l’obscure ruelle, une lumière filtra à travers un volet d’un des petits immeubles en pierre. La lueur n’était pas franche, vacillante, mais suffisante pour dessiner les contours de la fenêtre rectangulaire encadrée de colonnades victoriennes.
Plutôt que le brutal et synthétique éclairage électrique, Grace aimait la douceur du feu pour son réveil quotidien à trois heures du matin. Dans sa chambre, assise sur le rebord de son lit, elle contemplait la flamme de sa lanterne en attendant qu’elle se stabilise.
Le déliement de ses doigts de pied engourdis fit craquer le plancher et la tira de sa rêverie. Comme saisie d’une inquiétude subite, elle s’accroupit pour ouvrir le tiroir de sa table de chevet, avant de se raviser en secouant la tête. Tu sais bien qu’elle est encore là, se dit-elle intérieurement. Elle s’empara de sa lanterne et s’arrêta devant sa fenêtre. Des ombres branchues griffaient les vitres et derrière, se découpant dans le halo de la lune, s’élevait la haute tour de l’université de Glasgow, que Grace admira avec envie pendant quelques instants.
Puis, sa lumière suspendue à la main tel un crochet, elle entra dans son salon, goûta la douceur feutrée des tapis sous ses pieds et huma l’air. À l’exception d’une paroi de la largeur d’une porte couverte par un rideau, chaque mur n’était qu’une bibliothèque aux rayonnages emplis de livres dont l’odeur rassurante de vieux papier imprégnait la pièce. Grace balaya du regard chaque étagère, savourant la présence silencieuse des seules vies qu’elle avait autorisées à partager la sienne. Les volumes s’étaient même invités sur des planches fixées à la porte d’entrée, comme autant de gardiens de son foyer.
En prenant soin de marcher à pas mesurés pour ne pas réveiller les voisins, Grace alluma une à une les lampes du salon, éteignit sa lanterne, et, vêtue de son pyjama en soie qui noyait ses formes dans un flottement d’étoffes, elle s’allongea sur le tapis près de la table basse pour entamer ses exercices de Pilates avec une rigueur professorale. Elle était parvenue à profondément renforcer sa ceinture abdominale. Notamment pour augmenter ses chances de résister à la brutalité de certaines situations qu’elle rencontrait dans son métier.
Trente minutes plus tard, elle s’observait dans le miroir de la salle de bains. Des triangles de chaleur dessinaient outrageusement le contour de ses joues, lui rappelant la tête ronde et brillante de sueur qui lui avait valu les moqueries de quelques collègues abrutis lors de sa récente époque obèse. Aujourd’hui, à trente-deux ans, sa poitrine avait conservé un peu de cette générosité et sa taille était plus féminine que magazine comme elle s’amusait à le penser parfois. Certains auraient dit qu’elle devrait perdre encore deux ou trois kilos, tandis que d’autres auraient trouvé qu’elle était une belle et vraie femme. D’ailleurs, son visage offrait de jolis traits, et ses lèvres, aux extrémités étirées et relevées en vaguelettes rebondies, attiraient autant le regard que ses grands yeux noisette qui semblaient vous caresser. Quant à ses mains potelées, elles s’étaient allongées et avaient acquis une discrète délicatesse.
Grace pencha la tête sur le côté et ses longs cheveux châtains glissèrent dans son cou. Elle venait de repérer un pli abdominal plus épais qu’elle ne l’aurait imaginé. En haussant les épaules, elle ironisa en décidant qu’elle avait son poids de formes.
Elle retourna dans sa chambre sur la pointe des pieds, et ouvrit son armoire à vêtements. À droite, quelques robes, jeans et chemises aux couleurs foncées. À gauche, alignés tels des militaires en uniforme, cinq tailleurs-pantalons similaires attendaient au garde-à-vous sur leurs cintres.
Grace était sur le point d’en choisir un, avant de s’installer dans le canapé avec un thé et un livre, lorsqu’elle suspendit son geste et regarda en direction du mur en face de son lit. Soucieuse, elle s’approcha discrètement de la paroi. Cela recommençait. Immobile, elle écouta le bruit qui parvenait jusqu’à elle par cascades étouffées. Des sanglots. D’un homme. Comme souvent au cœur des heures les plus profondes de la nuit, depuis près d’un an.
Que lui était-il arrivé ? À quoi ressemblait-il ? Grace l’ignorait. Elle ne l’avait jamais croisé, probablement parce que leurs horaires d’activité n’étaient pas les mêmes. Mais comme chaque fois, elle s’adossa au mur. Et, dans le silence troublé par les pleurs de l’inconnu, elle fredonna une berceuse en dodelinant joliment de la tête. Les notes n’étaient pas toutes justes, mais les vibrations de sa poitrine se communiquaient à la cloison alors qu’elle accompagnait d’un index virevoltant chacune des paroles qui s’échappaient d’entre ses lèvres. Vieux souvenir d’enfance, sa douce comptine racontait comment Marie demandait aux anges de veiller sur son fils. Une mélodie qu’elle s’était si souvent chantée à elle-même dans les moments les plus sombres de sa vie.
Et bientôt, les plaintes de la pièce voisine s’espacèrent, la douleur parut s’assoupir et le silence molletonné de la nuit réinvestit l’espace.
Grace se redressa avec la précaution d’une mère s’éloignant du lit de son enfant endormi, prit un de ses tailleurs, enfila son holster, s’habilla, accrocha des menottes à sa ceinture, glissa un anneau d’argent à son pouce et s’agenouilla devant la table de chevet. Cette fois, elle ouvrit la petite porte qui cachait un coffre-fort qu’elle déverrouilla à l’aide d’un code secret. Deux objets occupaient la cavité. Elle ignora l’arme de poing et, avec un empressement qui contrastait avec son apparente quiétude, elle saisit un tissu en velours rouge, le déplia et poussa un soupir de soulagement.
La clé au double panneton typique des serrures blindées était toujours là. Grace la garda en main et regagna le salon. Elle écarta le rideau suspendu entre deux bibliothèques et dévoila une austère porte métallique différente de la modeste porte d’entrée. Elle glissa la clé dans la serrure, quand une vibration détourna son attention. Son téléphone portable posé sur la table basse y faisait trembler ses statuettes d’animaux en bois et les quelques piles de livres. Qui pouvait la contacter à une heure pareille ?
Elliot Baxter. Son supérieur. Cela devait faire un an qu’il ne l’avait pas appelée. Que pouvait-il lui vouloir, et plus encore en pleine nuit ? Elle décrocha, tout aussi curieuse qu’anxieuse.
— Seulement deux sonneries. Je vois que tu n’as pas perdu tes habitudes de lève-tôt, lança-t-il.
— Sauf que ce n’est plus pour me goinfrer avant tout le monde, mais pour faire du sport.
— Bien, bien, content de l’entendre, mais je vais être franc avec toi, Grace. Si je t’appelle, c’est parce que je n’ai personne d’autre de disponible, donc ne te fais pas d’illusions.
— Comme je ne me fais pas d’illusions sur ton sens de la délicatesse, répondit-elle sans agressivité.
— Grace, tu as été une formidable enquêtrice, fut un temps, mais tu sais comme moi que…
Que lorsque tu m’as rétrogradée, j’aurais eu plus besoin d’aide que d’être mise au placard ? faillit répliquer Grace.
Mais si Baxter l’appelait, c’est qu’il avait peut-être une affaire intéressante à lui proposer. Mieux valait ne pas le contrarier. Pour le moment.
— Je me suis reprise en main depuis cette époque, finit-elle par dire. N’en parlons plus. Je t’écoute.