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— En tout cas, ils passaient chacun leur tour des heures dans la cellule d… du pen… pensionnaire et je me demande ce qu’ils faisaient là-dedans, dit-il en levant les yeux au ciel comme pour recevoir l’approbation de Dieu.

— Vous vous sentiez exclu ?

Le moine ricana, mais ne répondit pas.

— Vous sentiez-vous moins considéré par vos frères depuis l’arrivée du pensionnaire Anton ?

— Je sais bien ce que vous essayez de me faire dire. Je ne suis pas aussi bête que j’en ai l’air, même si je bé… gaie. Alors, voilà la vérité : je n’ai tué personne, m… mais je ne vais pas pleurer la mort de ce… de… de cet homme.

Grace donna une impulsion sur la porte pour s’en décoller et se dirigea vers l’armoire. Elle l’ouvrit sous la surveillance suspicieuse de son interlocuteur.

— Frère Colin. Vous êtes le seul de tous les moines à n’avoir qu’une seule robe de rechange dans votre armoire. Tous les autres en ont deux. Pouvez-vous me dire où se trouve la deuxième ?

— Vous… vous êtes ma mère ou quoi ?

— Non, bien pire certainement, répliqua-t-elle.

Le moine leva le menton d’un air de défi.

— El… elle… est… à… à… à la… la… lave… laverie.

Grace se raidit en constatant l’accentuation du bégaiement.

— À la laverie ? Pourtant, nous sommes jeudi, aujourd’hui, et selon le planning très strict des activités du monastère, il m’a semblé que le linge n’était lavé que le mardi… Y aurait-il eu une tache urgente à faire disparaître ?

Le moine frotta l’arrière de sa tête avec une énergie compulsive. Ses jambes tressautèrent.

— Vous avez une explication à me fournir ? insista Grace de cette voix soudainement plus froide, presque méprisante, qu’elle réservait aux suspects.

— Je… je…

Frère Colin ne termina pas sa phrase. Il bondit sur ses pieds, lança sa chaise sur Grace et se retourna pour se jeter à travers le vitrail de sa chambre dans un assourdissant éclat de verre.

– 8 –

Un brutal courant d’air s’engouffra à travers la béance de verre brisé, giflant Grace, affolant les pages de la bible ouverte sur l’écritoire dans un tournoiement de tempête. Dans la précipitation, le moine n’avait pas pris le temps de viser et Grace avait pu éviter la chaise. Elle se hissa à toute vitesse sur le bureau : derrière le rideau de pluie qui s’abattait à nouveau en déluge, elle devina la silhouette de l’homme courir vers la mer.

Elle sauta à son tour un mètre plus bas. Le manque d’entraînement ne l’aida pas à amortir sa réception. Elle dérapa sur le sol détrempé, son visage s’écrasa dans la boue, répandant un goût de terre dans sa bouche. Elle se releva et fonça en dégainant son arme.

— Arrêtez-vous ! ordonna-t-elle.

Mais le moine avait pris trop d’avance, et la voix de la jeune femme fut couverte par la cascade pluviale. La panique la saisit : en contrebas de la pente herbeuse, elle venait de distinguer la naissance blanchâtre de la falaise. Et frère Colin s’élançait droit vers elle.

Elle tira un coup de semonce en l’air. Le moine se retourna, sa robe claquant au vent. Il se tenait la jambe et reprit sa fuite en boitant, probablement blessé par un éclat de verre.

La vue de la falaise se rapprochant aiguillonna sa peur et Grace força sur sa foulée à s’en déchirer les poumons.

— Ne faites pas ça ! hurla-t-elle.

Elle n’arriverait pas à temps. Il allait sauter et se fracasser sur les rochers. Son ombre crayonnée par les lignes grises de la pluie s’immobilisa au bord de l’abîme. Puis s’inclina vers l’avant.

Se rappelant ses lointains cours de catéchisme, Grace cria de toutes ses forces, espérant que ses ultimes efforts lui avaient permis de se rapprocher assez pour au moins être entendue.

— Dieu vous a donné la vie, frère Colin, c’est à lui seul de décider quand la reprendre !

Le corps du fugitif eut un réflexe de retenue. Grace n’était plus qu’à quelques mètres. Frère Colin avait redressé son buste, mais il regardait toujours au fond du précipice. Au déferlement chaotique des cieux se mêlait le rugissement des vagues creusant la falaise.

— Dieu vous aime, il vous aidera ! lança Grace en avançant à pas comptés.

Le moine se retourna et elle croisa son regard transi de terreur.

— Dieu vous pardonnera si vous le lui demandez… Je sens que vous n’avez pas vraiment voulu ce qu’il s’est passé, frère Colin. Laissez le Seigneur vous accorder sa miséricorde.

Elle tendit la main pour l’offrir au moine. Ce dernier la considéra. Puis elle vit le puits noir du désespoir assombrir son œil. Il se signa en se laissant tomber.

Grace tira. La balle perça l’arrière de la cuisse de l’homme, provoquant l’affaissement de la jambe et une brève inclinaison du corps vers l’arrière. L’enquêtrice saisit sa chance, agrippa la capuche de la robe et la tira vers elle. Projeté au sol dans un jaillissement d’éclaboussures, le moine s’effondra sur le dos, criant de douleur en compressant la blessure de sa cuisse.

Sans délicatesse, Grace le souleva par le dessous des bras et, en poussant des ahanements d’effort, elle le traîna loin de la falaise, avant de tomber à genoux à côté de lui. Frère Colin se tordait en lamentations. Grace le retourna face contre terre, et lui enferma les poignets dans les menottes qu’elle portait à sa ceinture.

Épuisée, reprenant son souffle, elle essuya son visage maculé de boue d’un revers de manche trempée, et comprima la blessure qu’elle avait provoquée. Elle allait prendre son téléphone dans sa poche intérieure, lorsqu’elle sentit une présence.

Les cheveux et les paupières ruisselants de pluie, elle releva la tête. Une silhouette encapuchonnée, au faciès plongé dans l’ombre, se dressait à côté d’elle. L’espace d’une seconde, elle crut à la présence d’un démon surgi du néant.

— Qu’avez-vous fait ?

L’abbé Cameron dévoila ses traits en s’agenouillant, l’air horrifié, les yeux rivés sur son frère perclus de douleur.

— Il s’en sortira, répondit Grace. Il y a des secours sur l’île ?

— Oui, un médecin, au village…

— Appelez-le. Et aidez-moi à transporter votre frère jusqu’au monastère.

L’abbé était si perturbé qu’il esquissait des gestes sans les terminer. Il porta la main à son front, chercha son téléphone avant de se raviser pour regarder autour de lui, désemparé.

— Frère Cameron, intervint Grace en lui prenant le bras. Les secours.

— Oui… oui, bien sûr.

Pendant que l’abbé discutait enfin avec le médecin, Grace se remit à compresser la blessure de frère Colin.

— Il arrive tout de suite, conclut l’abbé en raccrochant.

— On y va.

— Enlevez-lui au moins ses menottes !

— Non.

Grace souleva le moine par les épaules et fit signe à l’abbé de l’attraper par les pieds.

— Ma jambe ! hurla frère Colin.

Glissant sur les rigoles boueuses, reprenant leur souffle à plusieurs reprises, ils parvinrent finalement aux portes du monastère, où frère Rory accourut sous la pluie pour leur prêter main-forte.

— Que s’est-il passé ?

— Transportons-le à l’infirmerie ! se contenta de répondre l’abbé.

Ils pénétrèrent dans le bâtiment, enfin à l’abri, où les autres moines, choqués, aidèrent à soulever le corps de leur frère. Le courant était rétabli et ils suivirent une succession de couloirs bien éclairés, jusqu’à entrer dans une petite pièce qui sentait l’éther, où ils purent déposer le blessé sur un lit. Grace ne laissa qu’une seule menotte au suspect, qu’elle attacha au sommier de la couchette.