— On a entendu des bruits de verre cassé et des coups de feu…, commença frère Rory en foudroyant son interlocutrice du regard. Qu’avez-vous fait ?
— Il a été touché par balle à la cuisse droite et il me semble qu’un éclat de verre l’a aussi atteint à la jambe, précisa Grace.
Le moine aux mains épaisses releva la robe de son frère et dévoila effectivement les deux blessures. Il appliqua plusieurs compresses pour stopper l’hémorragie de la plaie par balle, puis entreprit de désinfecter la coupure béante, en marmonnant que frère Colin était le plus gentil et le plus pur d’entre eux, qu’il ne méritait pas un tel traitement.
Grace le laissa travailler, mais à peine avait-il terminé le dernier point de suture qu’elle congédia tout le monde pour être seule avec le suspect.
— Donnez-lui au moins de la morphine, protesta leur supérieur.
— Non.
Comme il insistait, Grace approcha son visage de celui de l’abbé et le regarda par en dessous, son index pointé vers lui.
— Sous morphine, son témoignage sera confus et ne vaudra rien. Or, pour que vous compreniez bien la situation : votre frère est désormais le suspect principal du meurtre d’Anton Weisac. Donc, si vous ne sortez pas tout de suite, je m’appliquerai à expliquer avec quel zèle vous m’avez empêchée de mener mon enquête et vous serez jugé pour entrave à la justice.
C’est dans ces moments que Grace avait l’impression que sa franche présence corporelle appuyait ses propos avec plus de force que si elle avait été toute frêle. D’autant que son sourcil droit avait tendance à se relever d’un air agacé, que sa lèvre inférieure se faisait plus lourde et que son doux regard noisette se tendait d’une autorité dissuasive.
Frère Rory émit un grognement, Grace le toisa avec sévérité, et comme l’abbé Cameron, il finit par tourner les talons et quitter l’infirmerie.
Une fois seule, elle se pencha au-dessus de Colin dont les gémissements emplissaient la pièce.
— Qu’avez-vous fait à Anton Weisac ?
Le moine secoua la tête de gauche à droite en demeurant muet, la main crispée sur sa cuisse.
— Plus vite vous me répondrez, plus vite le médecin vous fournira de la morphine et vous extraira la balle de la jambe.
Aux gouttes de pluie luisant sur le visage du jeune homme se mêlait la sueur de la fièvre qui commençait à monter.
Grace détestait assister à la souffrance d’un être vivant, même d’un assassin. Mais elle était prête à subir ce spectacle qui la révulsait si cela pouvait la conduire à la vérité.
— Je… je n’ai pas tué Anton, gémit le moine.
— Pourquoi vous êtes-vous enfui, alors ? Pourquoi avoir voulu en finir avec la vie ?
La poitrine de l’homme se souleva par saccades et des larmes coulèrent sur ses joues.
— Ce n’est pas moi… mais…
Tel un prêtre au confessionnal, Grace ne bougea pas, par crainte de perturber la fragilité de l’aveu naissant.
— Colin. Racontez-moi ce qu’il s’est passé et je verrai comment je peux vous aider.
Le moine hoqueta de peine et de souffrance. Et dans ses yeux, Grace lut l’envie brûlante de se délivrer du secret.
– 9 –
— C’est pas moi qui ai tué Anton… mais c’est ma faute…, balbutia frère Colin.
Grace encouragea le moine à continuer d’un imperceptible hochement de tête.
— Qui est l’assassin ?
— Il avait l’air si gentil…
— Qui ?
— Un jeune homme qui était au village ces dernières semaines. Je le croisais chaque fois que j’allais faire les courses et il me regardait comme s’il voulait me parler, mais il n’osait pas…
Il grimaça d’ironie.
— D’habitude, c’est moi qui regarde les autres comme ça, alors de le voir dans cet état, timide, tout seul, ça m’a ému. Je suis un idiot.
Grace posa sa main sur le bras du moine.
— Que s’est-il passé ensuite, Colin ?
— Je suis allé lui parler. Je lui ai demandé pourquoi il me regardait comme ça. Il m’a dit que son frère Anton était dans le monastère depuis des mois et qu’il ne savait pas comment faire pour le voir. Il avait l’air si triste, inspectrice, tellement… en peine.
— Pourquoi n’est-il pas venu frapper directement à la porte du monastère ?
— C’est la première question que je lui ai posée ; il m’a répondu que son frère s’était violemment disputé avec lui et tout le reste de la famille. Qu’il ne voulait plus entendre parler d’eux. Il m’a montré des photos où ils étaient tous les deux, se tenant par les épaules, tout sourire… et il a pleuré.
— Alors, il vous a imploré d’arranger une rencontre, c’est ça ? À l’insu d’Anton ?
Frère Colin toussa et reprit sa respiration. Sous sa main, Grace sentait sa peau s’échauffer sous l’effet de la fièvre.
— Oui… en quelque sorte. Il m’a expliqué qu’il voulait demander pardon à son frère de ne pas l’avoir soutenu dans la dispute contre ses parents. Qu’il voulait apaiser cette souffrance entre eux deux. Qu’il lui manquait terriblement.
— Et cela a suffi pour vous décider à aider cet inconnu ? s’étonna Grace.
— Non… Il a aussi dit qu’avec un peu de chance, il parviendrait à convaincre Anton de renoncer à son exil et de rentrer à la maison.
Frère Colin se détourna, les lèvres pincées comme s’il voulait retenir des paroles qui explosaient dans sa bouche.
Grace commençait à comprendre.
— Vous vouliez vous débarrasser d’Anton…
— Vous me trouvez méchant, hein ?
— Je ne juge jamais les autres en fonction de ce que j’aurais fait à leur place. Je suis simplement là pour vous écouter.
— Oui, je l’ai fait parce que je ne voulais plus voir cet Anton ! siffla le moine, les dents serrées.
— Mais… pourquoi ?
Grace tenait sa tête penchée, le regard concerné, la voix douce, comme si elle était auprès d’un membre de sa famille en convalescence.
— Parce qu’il me tourmentait, inspectrice. Il me tourmentait sans cesse, ce serpent. Il se moquait de moi, de mon physique, de ma lenteur d’esprit, de ma « non-intelligence », comme il disait. Et ça, personne ne le voyait ! Il s’arrangeait toujours pour m’humilier, me rabaisser quand il n’y avait pas de témoins. J’étais son souffre-douleur de l’ombre. Parce que… parce que cet homme que tout le monde adorait, et dont mes frères vantaient tous l’extraordinaire personnalité, était l’être le plus arr… arrogant, le plus pré… prétentieux que… que… j’ai ja… jamais rencontré ! Intelli… intelligent, oui. Mais m… mé… méchant avec les… plus… plus faibles…
— Ne vous énervez pas, conseilla Grace en le voyant perdre le contrôle.
Le moine reprit son souffle, haletant.
— Je n’en pouvais plus, vous comprenez, il faisait de ma vie un calvaire. Alors, quand l’opportunité de le voir s’en aller pour toujours s’est présentée, j’ai sauté sur l’occasion.
— Vous n’aviez rien dit à l’abbé de ce qu’Anton vous faisait subir ?
Frère Colin secoua la tête de dépit.
— Non… je n’ai pas osé. Il l’aimait tellement qu’il ne m’aurait pas cru. Et puis j’ai pensé que Dieu me mettait à l’épreuve, ou me punissait de quelque chose que j’avais mal fait, alors j’ai accepté ma pénitence jusqu’à ce que le ciel m’offre la chance de me délivrer.
Se sentir abandonné, victime d’une destinée cruelle et injuste, et se rattacher à la fatalité divine. Grace était peut-être la mieux placée sur cette île pour comprendre ce que frère Colin avait éprouvé. L’espace d’une seconde, elle se rappela ce jour où, face à l’impensable pour un enfant de son âge, elle avait évité la folie en décidant de croire que Dieu lui infligeait ce châtiment pour une raison qu’il lui dévoilerait tôt ou tard.