— Vous pouvez m’envoyer le nom de chacune des cavernes par mail ?
— Je vais le faire en même temps que je vous parle… Copier, coller, et voilà, ça devrait arriver d’une seconde à l’autre.
— Merci beaucoup.
— Mais je vous le répète, soyez prudente, ces endroits peuvent être très dangereux. Nous avons malheureusement des accidents tous les ans.
— Merci du conseil. Bonne journée.
Grace posa son téléphone sur la table basse alors qu’un nouveau frisson remontait de ses reins à son cou. Cette fois, elle retira ses chaussures et même ses chaussettes pour exposer ses pieds humides à la chaleur des flammes. Elle remua ses orteils et la gracieuse courbure de danseuse de sa voûte plantaire.
Le chat toujours couché sur le fauteuil d’à côté ouvrit un œil, comme s’il évaluait l’intérêt d’une telle débauche d’énergie, et se rendormit.
Grace apprécia la tiédeur du feu qui la détendit un instant, mais pas assez pour que la crispation de ses épaules ne se relâche. Elle avait beau essayer de se laisser bercer par le calme ondoiement de la flambée, la tension qu’elle cumulait depuis le matin même ne redescendait pas.
Quelle étrange conjonction d’éléments dans cette affaire, pensa-t-elle. L’association de ces énigmatiques calculs scientifiques et de ces sites préhistoriques paraissait si contradictoire. Quel lien Anton Weisac établissait-il ou cherchait-il à établir entre les deux ? Elliot Baxter avait sans doute raison, tout cela était bien obscur et peut-être trop éloigné de l’enquête elle-même.
Grace se mordilla de nouveau un ongle sans même s’en apercevoir. Elle se sentait de moins en moins à la hauteur. Au cours de sa dizaine d’années d’exercice, avant sa mise à l’écart, ses enquêtes avaient finalement toujours eu une forme assez classique. Souvent des drames familiaux ou, au pire, des règlements de comptes. Les affaires pouvaient être violentes, complexes, sordides, mais rien qui ne l’emmène sur des terrains aussi étranges.
Elle voulut ouvrir sa boîte mail pour se remettre au travail en prenant connaissance des noms des sites préhistoriques, mais elle constata que sa main tremblait. Sournoisement, un terrifiant vide intérieur grandissait en elle. Incapable de se concentrer, elle rangea maladroitement son téléphone et chercha une distraction, n’importe laquelle.
Elle voulut caresser le chat, mais ce dernier venait de descendre du siège avec paresse pour se faufiler hors du salon. Appeler quelqu’un ? Ni parents, ni ami, ni collègue ne faisaient partie de son existence. C’était son choix, ce serment qu’elle s’était fait à elle-même il y a quinze ans. Pourtant, quel besoin urgent elle aurait eu qu’on lui redonne confiance. Que quelqu’un lui dise qu’il ne doutait pas d’elle un seul instant.
Animée d’un ancien réflexe, elle tritura la bague qu’elle portait au pouce, avant de retirer sa main dans un geste de dégoût. Auparavant, cet anneau la rassurait et la liait à la seule personne à qui elle avait accordé sa confiance lors de son fragile retour à la vie. Désormais, elle s’infligeait son contact froid pour ne pas oublier que cette même personne l’avait trahie, et que plus jamais elle n’ouvrirait son cœur à quiconque. Garant de cette promesse qu’elle s’était faite, le métal lui rappelait aussi, avec une cruelle acuité, son absolue solitude.
Alors, instinctivement, comme un ancien réflexe de survie, elle avisa les petits gâteaux qu’on lui avait apportés et tendit la main vers le plat.
Elle se vit en prendre un, puis un autre, et encore un autre, sans se préoccuper des miettes qui restaient collées au coin de ses lèvres et qui tombaient sur sa chemise. Elle mâchait à peine, cherchant à en ingurgiter le plus possible pour combler son vide intérieur. En l’espace d’une minute, elle avait avalé toute l’assiette. Mais ce n’était pas suffisant. Elle commandait à manger, choisissant le plat le plus consistant et le plus gras. Elle sentait les larmes affleurer, honteuse de cette rechute qu’elle redoutait depuis tant d’années. Mais elle ne pouvait pas se contenir. Il fallait qu’elle remplisse ce que l’amour ou l’affection laissaient vide. Elle époussetait son chemisier, s’essuyait la bouche et tâchait de ne pas se jeter sur le plat que l’aimable hôtelière lui apportait.
Ah, l’air de la mer, ça creuse, lui disait la tenancière, sans se douter du drame intime qui se jouait sous ses yeux.
Grace la saluait d’un bref sourire et mangeait sans retenue les frites, la sauce, le poulet et sa peau grasse, entrecoupant ses bouchées de mie de pain. Et puis elle se laissait retomber contre le dossier du fauteuil, sa mâchoire douloureuse d’avoir mastiqué si vite et ses joues enflées par la chaleur brutale des calories. Le ventre lourd comme une outre boursouflée, le cœur au bord des lèvres, elle écrasait son visage entre ses mains, saisie par la colère et le désespoir. Elle s’était crue guérie.
Son portable sonna et la tira du cauchemar éveillé qu’elle venait de faire. Sa main était suspendue au-dessus du plat encore rempli de petits gâteaux. La table était propre, sans trace de repas, et aucune miette ne maculait ses vêtements. Pourtant, elle se sentait si mal, exactement dans le même état que si elle avait vraiment ingurgité toute cette nourriture. Déstabilisée, elle prit mécaniquement l’appel téléphonique.
C’était l’officier Hamilton en charge de la surveillance de frère Colin qui l’appelait pour l’informer que le moine s’était réveillé et était disposé à collaborer pour établir un portrait-robot de l’assassin présumé.
Trop secouée pour parler, Grace se contenta de quelques onomatopées pour confirmer qu’elle avait bien compris et raccrocha.
Cette enquête la faisait tant douter de ses capacités qu’elle se retrouvait au bord du précipice de ses vieux démons. Elle était donc si médiocre que la moindre difficulté érodait toute confiance en elle.
En colère contre elle-même, Grace se leva et regarda par la fenêtre la mer ourler de son écume les rochers bordant la ruelle du village. Elle chercha le numéro d’Elliot Baxter. Il avait peut-être raison, cette affaire méritait quelqu’un de plus fort mentalement, de plus intelligent et, une fois encore, pourvu d’un physique plus adapté que le sien. Pour le bien de l’enquête, mais aussi pour elle, elle devait certainement renoncer, retourner chez elle, retrouver ses livres et sa solitude rassurante.
Elle approchait son pouce de l’icône d’appel, quand le chat roux fit son retour dans le salon. Il s’avança de sa démarche paresseuse, son ventre animé d’un mouvement de balancier. Il s’arrêta, observa autour de lui d’un air que Grace trouva las. Comme s’il avait espéré une forme de nouveauté dans la routine de son quotidien et qu’il constatait que rien n’avait bougé, que rien ne bougerait jamais. D’une allure traînante, il se hissa sur le fauteuil, se roula en boule et ferma les yeux.
Grace releva lentement son pouce du téléphone. Elle traversa la pièce en courant d’air, acheta un sandwich tout prêt, remercia la tenancière et sortit de l’hôtel pour rejoindre à grands pas le monastère.
Elle engloutit sa collation en quelques bouchées, avant qu’une nouvelle averse ne s’abatte sur l’île. Elle ne se protégea pas le visage, laissant la pluie refroidir ses joues brûlantes, couler dans son cou et lui rappeler combien elle était vivante.
Électrisée par cette pulsion qui venait de la secouer à la vue de ce chat errant sans but, Grace capitalisa de toute son âme sur cette main tendue du destin et fit reculer ses doutes. Ils reviendraient à la charge, elle le savait, mais pour le moment, elle les tenait en respect.
Toute à sa concentration et au maintien de sa fragile victoire sur l’abattement, elle faillit ne pas voir les deux silhouettes noires approchant du monastère. De là où elle était, elle ne pouvait pas les identifier. Qui était-ce ?