Elliot Baxter soupira profondément.
— Un homicide, lâcha-t-il.
Grace décela une forme d’inquiétude qui n’était pas courante chez son responsable.
— Le type a été retrouvé il y a à peine une heure dans une chambre, poursuivit Elliot. Le visage boursouflé, le crâne fracassé, avec… D’après le premier témoignage, une espèce de liquide épais et blanchâtre coulait de son nez.
— Où cela s’est-il passé ?
La voix de Grace, douce et patiente, encourageait à la confidence. Comme si elle parlait au chevet d’un enfant timide.
— C’est bien le problème.
Elle l’entendit s’humecter les lèvres et chercher ses mots.
— Sur l’île d’Iona.
À l’instar de tous les Écossais, Grace connaissait cette minuscule île à l’extrême ouest du pays. Un lieu réputé pour sa sérénité.
— Cela s’est produit dans le village ?
— Non.
Grace commença alors à comprendre le malaise de son supérieur. Il n’existait qu’une seule autre construction humaine sur l’île en dehors du bourg.
Un endroit où ce genre de choses n’arrive jamais. Ou n’aurait jamais dû arriver.
– 2 –
Seul être humain à des centaines de kilomètres à la ronde, Grace conduisait à vitesse prudente sur l’étroit sillon de goudron qui esquissait ses lacets au creux de la brumeuse vallée. S’élançant sur chaque versant, les vertes herbes gorgées d’humidité laissaient surgir, ici et là, de cassantes roches moussues, dont les plus élevées se mêlaient à la chape de nuages dilués à l’encre noire. Une de ces nuées grises se déchirait parfois sur les plus hautes cimes, dévoilant des alignements de crêtes pierreuses, comme autant de vertèbres d’un ancestral géant prêt à déployer sa masse au-dessus de son domaine.
Grace guettait les apparitions de ce massif squelette aux allures divines pour tenter d’apaiser l’agitation qui ne la quittait plus depuis qu’elle avait raccroché. Elliot avait certes fait appel à elle par défaut. Mais, en lui confiant cette affaire, il lui offrait peut-être son unique chance de prouver qu’elle était capable de récupérer son poste d’enquêtrice criminelle. Celui qui lui avait été retiré ce jour maudit où son surpoids accumulé au cours des années avait porté un coup fatal à sa carrière. Ce jour où elle n’avait pas réussi à rattraper le violeur en série qu’elle avait traqué après un an de coûteuses et éprouvantes investigations. Là où n’importe quel autre agent aurait tenu la distance, elle s’était essoufflée en quelques instants et le criminel avait disparu dans la nature, restant depuis introuvable. À la suite de cet échec, Grace avait été rétrogradée à des enquêtes de voisinage sur des cambriolages, où l’essentiel de son travail consistait à interroger des témoins qui n’avaient rien vu et à expliquer à des victimes exaspérées que la police faisait de son mieux. Dévorée par la culpabilité, elle avait dans un premier temps accepté la sentence, et fourni des efforts hors du commun pour essayer de retrouver un corps affûté. Elliot Baxter n’y avait prêté aucune attention, ignorant le combat qu’elle menait contre elle-même avec courage. Après un an de « placard », elle sentait qu’elle ne tiendrait plus très longtemps avant de démissionner et renoncer au seul métier qui donnait du sens à son existence. Cette affaire inespérée pouvait être celle de son salut ou de sa condamnation définitive si elle échouait.
Grace respira profondément pour chasser la pression liée à l’enjeu, qui risquait de parasiter sa concentration, et préféra se remémorer les quelques éléments supplémentaires qu’Elliot Baxter lui avait livrés avant qu’elle ne prenne la route pour plus de cinq heures de trajet.
— Est-ce que l’on connaît les circonstances de l’homicide ?
— Écoute, le responsable des lieux est un ancien copain de la fac de droit. Un type solide, posé, mais là, il était au bord de la panique. Il arrivait à peine à parler.
— Pourquoi tu ne contactes pas la police de l’île de Mull ? C’est juste à côté. Ils ont des inspecteurs, là-bas.
— Il a peur que l’information ne fuite dans la presse, les flics du coin connaissent un peu trop bien les journalistes locaux. Grace, même pour l’image de l’Écosse, ce ne serait pas bon que ça s’ébruite. Un truc pareil dans le quartier chaud du Drag, tout le monde trouve ça normal, mais là-bas…
— Tu ne comptes quand même pas sur moi pour que j’étouffe l’affaire ?
Cette fois, sa voix s’était imperceptiblement tendue.
— Non. Mais ce serait mieux que tu restes discrète jusqu’à ce que l’on puisse expliquer clairement ce qu’il s’est passé.
— OK. T’as déjà envoyé la scientifique ?
— Non, t’es la première. Je les appelle tout de suite. Et je te transmets le numéro du légiste qui va prendre l’affaire.
— Quelle est l’identité de la victime ?
Elliot laissa échapper un soupir.
— C’est le problème, on ne l’a pas. Ils ne demandent pas leurs papiers à ceux qui viennent chez eux et je leur ai dit de ne pas fouiller dans ses effets personnels pour éviter de polluer la scène.
— Autre chose ?
— Non, rien, enfin si, j’espère que, cette fois, tu ne feras pas tout foirer.
Au bout d’une heure, les montagnes s’affaissèrent pour laisser apparaître les plaines d’herbes brunes ondulant au gré d’un vent marin. Elle approchait de la côte, et tandis que sur un promontoire rocheux se découpait la silhouette fatiguée d’un château en ruine, elle atteignit enfin la petite cité portuaire d’Oban, où elle gara sa voiture et embarqua sur le premier ferry, direction l’île de Mull. Passage obligé pour rejoindre Iona, sa petite sœur plus lointaine. Il lui fallut encore traverser l’île en bus, jusqu’au bien plus modeste port de Fionnphort, pour enfin prendre place sur le dernier bateau de son voyage, qui ne tarda pas à appareiller.
Appuyée au bastingage, Grace consulta son téléphone qui venait de vibrer. Elliot lui avait fait parvenir la fiche contact de Wallace Murray, le légiste, précisant qu’il était en route et arriverait après elle. Grace constata alors qu’il était à peine plus de huit heures du matin, mais elle avait pourtant le sentiment d’avoir vécu une journée entière.
Ses longs cheveux agités par le vent du large et le visage piqueté par les embruns, elle fixa les lignes de la petite Iona qui se rapprochait. Elle estima que l’île ne devait pas faire plus de cinq kilomètres de long sur deux ou trois de large. On n’y devinait qu’un minuscule groupement de maisonnettes, toutes construites au bord de l’eau. On les discernait d’autant mieux que le vent s’était levé, desserrant l’étau nuageux pour laisser passer un rayon de soleil. Sa lumière orpheline illumina les murs blancs et les toitures en ardoise alignées le long de la côte, apportant pour un bref instant une lueur de vie dans l’éternelle grisaille.
— Vous ne le verrez pas d’ici.
Grace tourna la tête vers l’homme d’une quarantaine d’années qui s’était accoudé auprès d’elle, son bonnet rouge enfoncé sur le crâne, ses cheveux blancs virevoltant autour de sa mine osseuse.
— Oui, je sais, il est de l’autre côté de la colline.
— Dites donc, c’est rare d’avoir des visiteurs en plein automne. Et encore moins une femme seule.
Grace n’avait pas envie d’être désagréable, mais elle n’allait pas justifier sa présence face à un homme qui s’étonnait encore qu’une femme puisse voyager seule.
— Cela tombe bien, rétorqua-t-elle en le fixant avec un doux sourire qui faisait plisser les coins de ses yeux. J’aime justement être tranquille.
L’homme s’attendait visiblement à une autre réponse et resta bouche bée l’espace d’un instant, avant de se reprendre.