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— On ne dérange jamais quelqu’un qui traverse les Highlands de nuit, on le sauve, répondit-elle.

— Ah… oui…, approuva d’une voix amusée la jeune femme. Ce ne doit pas être très gai.

— Effectivement, donc donnez-moi de bonnes nouvelles. Qui est sa famille, où est-il né, où a-t-il vécu ? Je veux tout savoir.

— Oui… justement, il y a quelque chose d’inhabituel dans le profil de cet homme.

Grace enleva le coude qu’elle avait posé contre la vitre.

— Quoi ?

— Je sais que ça va paraître bizarre, mais j’ai pourtant vérifié à plusieurs reprises… Il m’a été impossible de trouver le lieu de naissance ou même le nom des parents de la victime.

— Et son passeport ? Il a bien été fait quelque part ? On a forcément gardé les justificatifs nécessaires pour l’établir, acte de naissance, filiation et j’en passe.

— Je crains que ce passeport n’ait pas été fait par une administration du pays. Il n’en existe aucune trace nulle part.

— Un faux…

— Oui, obligatoirement.

— Pas de compte en banque non plus ?

— Si, mais l’adresse qu’il a déclarée est celle de l’appartement d’Édimbourg qu’il a déserté il y a deux ans et demi.

— Rien d’autre ?

— Non, rien. Pas de permis de conduire, aucun compte sur les réseaux sociaux. En fait, c’est étrange à dire, mais…

— Allez-y, Jenny, l’encouragea Grace, qui voulait par là confirmer l’idée qui était en train de germer dans son esprit.

— Eh bien, Anton Weisac n’a commencé à exister officiellement qu’il y a trois ans. Avant, il est invisible.

– 17 –

Que le coupable ait pris ses précautions pour disparaître des radars administratifs, Grace le comprenait et avait déjà eu affaire à cette situation. Mais que la victime soit elle aussi une énigme, une espèce de fantôme surgi du néant il y a trois ans seulement, c’était une configuration inédite et surtout terriblement handicapante pour l’avancée de son enquête. Pourvu que la police scientifique et le légiste lui fournissent des éléments utiles. Sinon, il ne lui resterait plus qu’une seule piste : celle qu’elle était en train de suivre et, malheureusement, la plus imprécise et hasardeuse.

Plongée dans ses pensées, vérifiant régulièrement son téléphone qui n’avait plus de réseau, elle faillit manquer le panneau indiquant la direction de l’unique hôtel d’Inchnadamph. Ses phares éclairèrent un chemin de gravier sillonnant une prairie jusqu’à une bâtisse blanche aux allures de lodge nichée au creux de collines. Il était plus de vingt heures et une chaleureuse lumière filtrait des fenêtres. Après avoir pris son sac à dos, Grace s’empressa de rentrer dans l’hôtel pour se mettre au chaud.

À la réception, une femme blonde enleva ses lunettes en demi-lune et l’accueillit avec un grand sourire.

— Vous êtes bien audacieuse de traverser nos terres en pleine nuit. Vous désirez une chambre ?

— S’il vous plaît. J’aimerais également savoir où je pourrais trouver un guide pour explorer les grottes de Traligill.

Grace sentit le regard de la réceptionniste parcourir son corps.

— Ah… Vous ne voulez pas plutôt commencer par la Smoo Cave ? Elle est tout à fait spectaculaire et bien plus facile d’accès.

— Ne vous inquiétez pas, la rassura Grace avec une moue sérieuse un peu forcée. Je vais fondre cette nuit et ça devrait passer demain.

Son interlocutrice ne sut si elle devait rire ou s’excuser.

— Ah, mais non, vous êtes très loin d’avoir des problèmes de ce côté-là, je dis cela à tous les touristes pour leur éviter des risques inconsidérés. Les grottes de Traligill sont considérées comme dangereuses et…

— C’est celles-là que je veux voir, pas les autres.

— Bien, bien, mon fils organise des visites, il vit ici depuis tout petit et il connaît le terrain. Yan !

Un jeune homme bien bâti, au visage buriné par les éléments, se montra derrière le comptoir.

— Yan, Madame souhaiterait visiter les grottes de Traligill.

— Ah… Madame est une aventurière, alors. Vous avez déjà fait de la spéléologie ?

— Non, répondit-elle.

— Humm… Je peux vous emmener à l’entrée, et on testera vos capacités sur une petite descente en rappel. À partir de là, je vous dirai si on peut pousser plus loin ou si c’est trop risqué. Ces cavernes sont un vrai labyrinthe étroit et glissant, normalement réservées aux spéléologues aguerris. Qu’est-ce qui vous donne envie d’aller les visiter ?

— Le désir de sortir des sentiers battus et de faire quelque chose que je n’ai jamais fait. Et puis, on m’a dit qu’elles étaient vraiment très belles.

— OK… Vous voulez faire ça quand ?

— Demain matin, à la première heure.

— Ça me va.

Grace paya le jeune homme, et ils se donnèrent rendez-vous pour un départ à cinq heures et demie le lendemain matin.

Elle récupéra la clé de sa chambre et rejoignit la salle à manger pour dîner. Un couple âgé y était déjà installé, ainsi qu’un homme seul. La décoration avait des allures de chalet, où chaque mur s’agrémentait de photos de couchers de soleil sur des lacs, de cerfs enveloppés de brume, d’étroits chemins serpentant à flanc de montagne, et surtout d’obscures grottes qui s’ouvraient telles des bouches béantes.

Grace s’efforça de manger sobrement, même si la faim la tenaillait plus que d’ordinaire. Quand elle voulut télécharger les cartes topographiques de la région pour préparer son expédition du lendemain, elle se rendit compte que son téléphone ne captait toujours pas. Comme les deux personnes âgées, assises à une table non loin d’elle, avaient l’air de consulter Internet sur leurs portables, elle vint à leur rencontre pour leur demander le code Wi-Fi, mais se figea en saisissant une bribe de leur conversation.

— Excusez-moi, souffla-t-elle, il semble s’être passé quelque chose de grave…

— De grave… pas pour nous, encore que, ça ne va pas être bon pour le tourisme, ça, répondit la vieille dame. Un meurtre au monastère d’Iona. Comment peut-on faire une chose pareille ? Le monde devient fou. Et dire qu’on a fait un petit séjour là-bas, il y a à peine deux mois, hein, Roger ?

Grace entra immédiatement le code du Wi-Fi et retourna s’asseoir en hâte pour prendre connaissance de l’article. Il avait été publié il y avait un peu plus d’une heure.

Repoussant son assiette vide sur le côté, elle lut plus vite encore qu’elle n’avait avalé son plat. Tout y était ou presque. Le nom d’Anton Weisac, son excérébration, des éléments du témoignage de frère Colin, et comme Grace l’espérait, le portrait-robot du tueur présumé. Avec force détails sordides, le journaliste insistait sur la circonspection de la police et la tragédie qu’une telle affaire représentait pour la paisible communauté monastique d’Iona. En revanche, aucun mot sur l’existence du cabinet secret et les recherches scientifiques d’Anton. La police locale avait heureusement fait preuve d’un minimum de retenue dans son copinage avec la presse. Ne restait plus qu’à attendre d’éventuels témoignages d’habitants de l’île ou même de touristes qui auraient pris le bateau avec le principal suspect.

Grace se laissa retomber contre le dossier de sa chaise en soupirant, fatiguée par sa longue et éprouvante journée. C’est là qu’elle eut la sensation que quelqu’un l’observait. Elle leva la tête, comme si elle cherchait le serveur, et aperçut l’homme seul, attablé à l’autre bout de la salle, qui détourna immédiatement les yeux et se replongea dans son dessert à la crème.