Grace le surveilla du coin de l’œil, tout en sirotant un thé et en planifiant son trajet pour le lendemain. La météo annonçait des températures en dessous de zéro degré, mais aucune pluie, ni aucun orage. Elle repéra le tracé, le dessina sur la carte, et évalua qu’il lui faudrait deux heures de marche pour atteindre l’entrée des grottes de Traligill. Elle écrivit rapidement un mail à son supérieur pour l’informer de son expédition et quand elle se redressa après l’avoir envoyé, elle comprit ce que l’inconnu regardait avec tant d’insistance chez elle.
D’un pas tranquille, elle s’avança vers l’homme qui venait tout juste de reposer sa petite cuillère dans son assiette vide. Il essayait d’adopter une attitude indifférente, mais Grace voyait bien qu’il n’était pas serein. Elle s’arrêta devant sa table et lui fit mine de ne pas comprendre ce qu’elle voulait.
Elle lui sourit avec une forme d’attendrissement. Puis baissant les yeux vers ses deux seins qui étiraient son chemisier, elle souffla :
— Ça ne se mange pas.
L’homme demeura bouche bée, avant d’esquisser un rictus gêné, semblant vouloir dire : « J’ai joué et j’ai perdu. »
Grace ne lui en voulait pas, mais comme elle allait dormir seule ici cette nuit, elle tenait à ce qu’il sache qu’elle était du genre attentive et méfiante.
Tournant les talons, elle rejoignit sa chambre aux murs de lambris, savoura une douche chaude, et régla son alarme de téléphone sur cinq heures du matin, même si elle savait qu’elle serait réveillée à trois heures, comme son cerveau en avait nerveusement pris l’habitude lors de cette époque qu’elle aurait tant aimé oublier.
Elle s’apprêtait à fermer les volets quand elle fut saisie de stupéfaction. Elle savait les Highlands connues pour la pureté de leurs nuits étoilées, mais comment aurait-elle pu imaginer un tel choc ?
Des plus hautes sphères des espaces infinis, une main invisible avait saupoudré le ciel d’encre d’une neige de diamants, d’émeraudes et de saphirs dans le spectacle le plus enchanteur qu’il fut offert à l’homme sur cette terre. Envoûtée, Grace suivit la langue nacrée de la Voie lactée traversant le ciel tels les vestiges d’une éruption d’étoiles. Pendant un long moment distendu, elle n’était plus Grace, elle n’était plus un être humain, seulement une particule flottant dans l’espace.
Mais une particule pensante. Et comme trop souvent chez elle, l’émerveillement étouffa sous le questionnement : pourquoi l’Univers ? Jusqu’où et, pire encore, jusqu’à quand ? Oui, comme Pascal dont elle avait lu les Pensées, le silence infini de ces espaces l’effrayait. Peut-être encore plus depuis que cette enquête la forçait à regarder au fond de l’abysse des questions sans réponse. Ces questions auxquelles des esprits comme celui d’Anton consacraient leur vie. Était-il d’ailleurs si près d’obtenir une réponse, ainsi que le pensait le professeur Barlow ? Se trouvait-elle dans ces grottes qu’elle allait explorer ? Grace allait-elle comprendre ce qu’il était sur le point de découvrir ? Ou était-ce l’assassin qui seul détenait les clés depuis qu’il avait détruit le cerveau de sa victime ?
Grace ferma les volets, comme si ce geste allait l’aider à faire taire les interrogations qui venaient d’affoler son rythme cardiaque. Elle se glissa sous les draps, et demeura assise, les yeux ouverts dans l’obscurité, le temps de se calmer. Instinctivement, elle guetta les lointains bruits de la ville qui d’ordinaire la rassuraient, mais en lieu et place, son ouïe se noya dans un interminable silence. Même les sanglots de son voisin lui manquèrent. Ici, dans cette nature absolue, elle se sentait perdue, inutile.
Au bout d’une heure, elle finit par s’allonger, l’épuisement anesthésiant peu à peu son agitation mentale. Même si son corps demeurait crispé, ses paupières brûlantes de fatigue se fermèrent. Et alors qu’elle basculait dans le sommeil, elle rouvrit lentement les yeux et releva la tête de son oreiller.
Au début, elle ne fut pas certaine et s’arrêta de respirer pour mieux entendre. Oui, il y avait bien quelque chose. Cela ne provenait pas de l’hôtel. On aurait plutôt dit le roulement du tonnerre dans le lointain. Pourtant, la météo qu’elle avait consultée au dîner ne prévoyait absolument aucun orage.
Grace quitta son lit et ouvrit la fenêtre, attentive. Oui, le bruit venait bien de dehors, distant, mais suffisamment sourd pour que l’on en perçoive les vibrations. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Elle scruta l’horizon, sans rien voir d’autre que la tapisserie de cristaux étoilés. Pas de nuages, pas d’éclairs. Des travaux ? Ici, en plein cœur des Highlands, et au milieu de la nuit ? Cela n’avait aucun sens. Un tremblement de terre ? C’était tout aussi improbable et elle en aurait ressenti les secousses. Concentrée, elle remarqua que le bruit diminuait en intensité pour finalement disparaître.
Grace attendit encore une quinzaine de minutes, les sens aux aguets, mais le silence avait repris ses droits. Elle alla se recoucher, et s’endormit avec une question sans réponse de plus tournant dans sa tête.
– 18 –
— Regardez-moi ça, si ce n’est pas magnifique !
Sous un ciel d’acier planant sur les vastes prairies verdoyantes coupées de rochers noirs, Yan venait de s’arrêter à mi-parcours d’un pont en rondins de bois pour contempler le tumulte d’un torrent dévalant la colline. Grace s’accouda à son tour sur un rebord blanchi par le givre. Sous ses pieds, un brouillard glacial voilait les eaux limpides qui jouaient de cascades en tourbillons entre les roches sur lesquels fleurissaient des bosquets jaunes et violets. De la vapeur s’exhalant de sa bouche, Grace se délecta un moment du clapotis des éclaboussures et de cette nature insouciante des tourments de la vie.
— Vous vivez ici depuis toujours ? demanda-t-elle en reprenant la traversée du ponton.
— Ma famille occupe cette terre depuis le XIIIe siècle, répondit Yan avec fierté. Il y a notre sang et notre âme dans chaque brin d’herbe et chaque pierre. J’aime les Highlands comme j’aime mon clan. Leur faire du bien, c’est me ravir ; leur faire du mal, c’est me blesser. C’est pour ça que je suis guide, pour m’assurer que les touristes que j’accompagne fassent honneur à notre domaine. Croyez-moi que si j’en croise un qui balance un papier par terre ou qui s’amuse à faire de la cueillette sauvage, il se souviendra de moi !
Grace louait ce souci du respect de la nature et d’une terre, mais elle avait toujours un peu peur de la violence qui couvait sous ce chauvinisme protecteur.
— Et vous, Grace, vous venez d’où ?
— De Glasgow.
— Vous faites quoi, là-bas ?
— Je suis bibliothécaire.
C’est le métier qu’elle donnait toujours lorsqu’elle voulait rester discrète. Au moins, si on lui parlait de livres, elle avait le bagage pour répondre.
— Ah… moi, je n’aime pas lire. Ma copine essaie de m’encourager, mais ça ne prend pas. Je m’ennuie dès que j’ouvre un bouquin.
— C’est parce que vous n’avez pas encore trouvé celui qui vous emportera.
— Et vous, votre amoureux partage votre passion de la lecture ?
— Je vis seule.
— Ouah, célibataire, bibliothécaire, il manque plus que la chaîne en plastique pour retenir les lunettes autour du cou et on a le portrait de la parfaite vieille fille !
Cette solitude dont Yan se moquait, Grace l’avait choisie pour survivre, et elle s’y tiendrait. Et même si ce genre de remarques pouvait la blesser, elle n’en voulut pas au jeune guide. Il ne pouvait pas savoir. Elle lui répondit donc sur le même ton, en espérant qu’il n’insisterait pas :