— Faites-moi descendre, répondit Grace, qui s’était mise à accueillir la sensation de vertige comme un moyen d’oublier sa pire peur.
Au début, elle glissa, se cogna à plusieurs reprises contre la paroi et ne parvint pas à placer ses jambes à quatre-vingt-dix degrés. Puis, progressivement, à force de volonté et d’astuce, elle sut trouver assez naturellement la position adaptée à ce nouvel exercice.
— Voilà, excellent ! lança Yan. Vous avez tout compris ! Continuez comme ça.
Grace toucha le sol et sentit l’adrénaline de l’effort et du risque l’électriser.
Rassuré par cette première épreuve de rappel, Yan accepta de l’emmener plus loin dans l’exploration.
Poussés par l’énergie de Grace, ils descendirent encore plusieurs parois, rampèrent dans trois tunnels boueux, s’émerveillèrent de la splendeur d’un gouffre couvert de stalactites aiguisées comme des javelots, suivirent la rivière souterraine les pieds dans l’eau glacée jusqu’à ce que Yan annonce à Grace qu’ils étaient déjà allés plus loin que la plupart des spéléologues. Il ajouta que cela faisait plus d’une heure qu’ils étaient sous terre et qu’il était temps de rentrer.
Grace s’adossa à la roche, regardant autour d’elle, profondément contrariée.
— Pourquoi vous avez l’air abattue ? C’était une superbe exploration !
Peut-être qu’elle s’entêtait à suivre une piste inutile, peut-être même qu’elle était déjà passée à côté de ce qu’Anton s’apprêtait à venir chercher dans cette grotte. Mais Grace savait qu’elle n’aurait la conscience tranquille qu’en étant allée jusqu’au bout.
— Plus loin, il y a quoi ? On peut continuer, non ?
— On arrive dans les zones interdites.
— Juste un coup d’œil au fond de ce passage, demanda-t-elle avec son plus charmant sourire.
— Si j’avais imaginé qu’une femme comme vous aurait une telle énergie… Mais ce n’est pas sérieux. Mon job, c’est de vous ramener saine et sauve à la surface. Vous savez, ça peut dégénérer en une seconde quand on est si loin sous terre. Je suis désolé, on doit rentrer.
— Yan… vous m’avez dit tout à l’heure que vous aimiez votre terre comme votre famille, non ?
— Oui, c’est vrai.
— Alors, comment pouvez-vous vous vanter de la connaître mieux que quiconque si vous n’en avez jamais exploré les zones d’ombre ? Si votre connaissance de la région se limite à ce que peuvent voir les touristes, où se trouve la particularité de votre lien avec ce domaine ? Connaître vraiment quelqu’un, c’est surtout connaître ses aspects les plus sombres, justement parce qu’il les cache aux autres, non ?
Le jeune guide consulta sa montre.
— Si vous aviez été ma bibliothécaire au lycée, j’aurais peut-être lu plus de livres… On descend un tout dernier palier et on rebrousse chemin, d’accord ?
– 19 –
Grace mit pied à terre. Sa torche balayant l’obscurité, Yan cherchait déjà à évaluer la taille de la cavité dans laquelle ils venaient de descendre.
— Voilà, vous avez vu. On peut remonter.
Il éclaira devant lui, révélant une paroi courbe longée par une étroite corniche rocheuse tombant à pic dans le vide. Une plaque de métal avait été vissée dans la pierre et le message ne pouvait être plus clair : « Risques d’éboulis et d’inondations. Danger de mort. »
— On rentre, décréta Yan en testant déjà la corde par laquelle ils étaient descendus. C’est suicidaire et de toute façon, il est interdit d’aller plus loin.
— Allez-y, répondit Grace.
— Comment ça, allez-y ? Vous ne comptez quand même pas risquer votre vie sur ce chemin mortel ?
— Je serai prudente. Mais je veux savoir ce qu’il y a au fond de cette grotte.
Le jeune guide lâcha la corde et considéra Grace avec une expression méfiante.
— Qu’est-ce que vous cherchez exactement ici, Grace ? On ne joue pas avec sa vie comme vous le faites pour le simple plaisir de l’exploration.
Grace hésita un instant, puis elle fit coulisser la fermeture Éclair de sa combinaison, fouilla dans l’une des poches et en sortit son badge d’inspectrice de police.
— Le lieu peut paraître incongru, mais j’enquête sur le meurtre du monastère d’Iona, dont vous avez probablement entendu parler.
Saisi de stupéfaction, Yan resta muet.
— Attendez-moi là, ordonna-t-elle. Si je ne suis pas revenue d’ici une heure, appelez les secours. Ne venez pas me chercher vous-même.
— Pourquoi vous ne m’avez rien dit avant de partir ?
— Parce que je ne sais pas où est l’assassin, je ne sais pas qui il connaît dans la région, je ne sais pas ce qu’il veut ou s’apprête à faire et que, par conséquent, je dois rester la plus discrète possible.
— Et vous pensez vraiment qu’il peut être quelque part dans ces grottes de malheur ? C’est quoi le rapport avec le monastère d’Iona ? C’est à plus de quatre cents kilomètres d’ici !
— Je vais être honnête avec vous, Yan : j’ignore ce que je cherche exactement dans ces cavernes. Mais mon intuition me dit que je dois aller au bout du chemin.
Grace se dirigea vers la corniche. Elle jeta un coup d’œil vers le gouffre sans fond à sa gauche. La béance était d’une obscurité si absolue que son regard perdit un instant le sens des distances et la fit vaciller. D’un réflexe de survie, elle plaqua son dos contre la roche, respira, puis entreprit d’avancer à pas comptés le long du rebord humide.
Elle entendit son guide élever la voix, mais elle était trop concentrée pour chercher à comprendre ce qu’il disait. Elle venait d’aborder un virage où le chemin s’inclinait vers le précipice. Aucune corde, ni aucune main, ne la retenait, le moindre manque d’adhérence de ses semelles la jetterait dans le vide. Ce vide qui tendait ses bras comme la mort appellerait ses enfants. Un pied après l’autre. Lentement, se dit Grace. Assurer chaque pas. Ne pas céder à l’empressement d’en finir. Mais ses mains qui suivaient la roche dans son dos perçurent l’humidité croissante. La corniche allait se faire plus glissante encore. Tout ça pour quoi ? s’interrogea-t-elle. Non, n’y pense pas. Avance, tu en as le devoir. C’est pour cette raison que tu fais ce métier. Pour aller là où les autres reculent, là où se trouve la vérité.
C’est à cet instant que la pointe de son pied droit dérapa vers l’avant, emportant son buste dans le précipice. Ses mains ne saisirent que l’air. Elle basculait.
Mais là où des années plus tôt, elle n’aurait rien pu faire, tous les muscles de son ventre si patiemment entraînés se rassemblèrent avec une telle puissance qu’ils la stoppèrent un millimètre avant la rupture d’équilibre. En suspension entre la vie et la mort, elle imprima à son corps un infime mouvement de recul et sentit la paroi se recoller à son dos. Ses jambes tremblaient, son cœur martelait sa poitrine et palpitait dans sa gorge. Pourquoi était-elle là, au bord du vide, au lieu d’être tranquillement assise dans son fauteuil derrière son bureau ?
Elle reprit son souffle, mais elle sentait qu’elle n’avait presque plus de force dans les jambes. Et le malaise la guettait. À moitié paralysée par la peur, elle fit glisser ses pieds au lieu de les lever et progressa centimètre par centimètre.
Après dix minutes interminables, elle aperçut enfin la corniche qui achevait sa longue courbe pour déboucher sur une large cavité au sol plat.
Grace s’y hasarda sans céder à l’envie d’accélérer et tomba à genoux, les nerfs secoués de spasmes, respirant par saccades, des gouttes de sueur perlant le long de son dos. C’était la deuxième fois de sa vie qu’elle frôlait la mort de si près.
Elle finit par s’asseoir, ramenant ses genoux contre sa poitrine pour se bercer et retrouver un semblant de calme dans cette grotte à peine éclairée par la lampe de son casque.