Elle le ramassa, retira le chargeur d’une main experte et fit glisser l’arme d’un coup de pied derrière elle.
Il avait levé la tête vers elle, une résolution d’acier plantée au fond du regard.
— Écoutez, vous pouvez me tirer dessus, et même me tuer. Mais vous n’avez pas de silencieux, donc au moindre coup de feu de votre part, d’autres gardes débarqueront en force et c’en sera terminé pour vous.
Grace n’était que trop consciente de sa situation.
— Je vais vous laisser une chance et croire que vous êtes arrivée là par hasard, reprit le milicien. Faites demi-tour pendant qu’il en est encore temps, et police ou pas, ne revenez jamais ici de votre vie.
Grace était dos au mur. Si elle tirait, il y avait effectivement un très grand risque que d’autres miliciens armés viennent en renfort. Et ces hommes n’avaient pas l’air d’être de ceux qui hésitent avant de faire feu. D’un autre côté, en laissant le garde en vie, elle pouvait être sûre qu’à peine le dos tourné, il donnerait l’alarme et qu’on les rattraperait en un rien de temps pour leur faire subir le même sort.
La paume de sa main moite perdant de l’adhérence sur la crosse de son arme, les flancs humides de sueur, Grace réfléchissait. Si seulement elle avait été plus forte et entraînée au sport de combat, elle aurait osé la confrontation physique pour essayer de l’assommer, ou, à tout le moins, le bâillonner. Le temps qu’elle et Yan puissent prendre de l’avance. Mais l’homme n’attendait que ça : son pied d’appel était déjà prêt à se détendre, ses poings serrés, les muscles de son cou bandés. Il voulait qu’elle s’approche, pour l’agresser avec une telle brutalité qu’elle pouvait déjà presque sentir les coups percuter sa chair et briser ses os.
Dès lors, il ne restait qu’une solution.
— Yan, appela-t-elle sans se retourner. Ressortez de la caverne le plus vite possible, contactez Elliot Baxter, expliquez-lui la situation et demandez-lui d’envoyer les forces spéciales. Je vais rester ici et le surveiller jusqu’à ce que les renforts arrivent.
— Quoi ? Mais vous n’allez jamais tenir, chuchota Yan.
— Si vous restez à discuter ici, c’est certain. Allez !
Elle perçut son hésitation. Il se baissa et ramassa le fusil d’assaut derrière Grace. Puis, il se positionna à ses côtés.
— Yan… qu’est-ce que vous faites ?
— C’est à lui qu’il faut demander ce qu’il fout ici. Il y a quoi derrière cette porte ?
Le milicien ne dit rien.
— Hey, tu vas répondre ! s’emporta le jeune guide. T’es sur mes terres et celles de mes ancêtres, enfoiré ! Tu crois que te planquer à un kilomètre dans le sol te donne tous les droits ? Qu’est-ce que vous foutez de bien dégueulasse chez nous pour être obligés de vous cacher si loin ?
— Ça suffit ! ordonna Grace.
— Réponds ! vociféra Yan en levant la crosse de son fusil pour frapper le milicien au visage.
— Non ! cria Grace.
Trop tard. Le garde empoigna la crosse de l’arme, l’arracha des mains de Yan, et lui asséna un coup si brutal à la cuisse que le jeune guide, fauché, s’écroula à terre, le souffle coupé par le choc.
Par réflexe, Grace appuya son doigt sur la détente, mais s’arrêta un cheveu avant la détonation. Le milicien se releva et décocha un coup de pied dans le crâne du jeune homme avant de faire volte-face en direction de Grace. Il bondit sur elle plus vite qu’elle ne l’avait anticipé, et la frappa au flanc. Elle alla cogner contre la paroi, se tordant la cheville en perdant l’équilibre. Le milicien dégaina un couteau et fendit l’air.
La déflagration qui suivit fut assourdissante, ses ondes rendues folles par la prison de roche se débattirent en hurlant dans un écho d’enfer. Et tandis que les cris de la balle agonisaient dans le tunnel, le milicien s’effondra comme un seul bloc, le visage fracassé par le projectile qui venait de le transpercer de l’œil à l’arrière du crâne.
Hors d’haleine, Grace scruta ce qui restait de la figure de son agresseur. L’éclat du coup de feu frappait encore contre ses tympans. À moins que ce soit le sang qui battait à ses oreilles. Se ressaisissant, elle voulut se précipiter vers Yan. La douleur qui s’élança de sa cheville fut si cinglante qu’elle lui souleva le cœur et la contraignit à s’appuyer en catastrophe contre la roche. Après avoir repris son souffle, elle boita jusqu’au jeune guide. Il respirait encore, mais il était inconscient et une tache de sang se répandait de l’arrière de sa tête.
Elle fouilla son sac à dos, y trouva une trousse de premiers secours et appliqua une compresse sur sa blessure le temps de stopper le saignement. En réalité, Grace craignait plus l’hémorragie interne. Il lui fallait des soins en urgence. Avec sa cheville foulée, difficile de refaire l’ascension jusqu’à la surface pour aller chercher de l’aide. Et d’une seconde à l’autre, la porte métallique s’ouvrirait pour déverser une armée de miliciens.
Grace se releva en étouffant un cri de douleur. Puis, elle s’avança péniblement jusqu’à l’homme mort et sonda chacune de ses poches. Elle trouva des munitions, une lampe torche et une carte magnétique noire. Elle tenait peut-être entre ses doigts sa seule chance de sauver Yan. Ne sachant ce qu’elle allait trouver derrière la porte, elle préféra éloigner le jeune guide. Elle le tira péniblement jusqu’à l’entrée du boyau rocheux en amont, puis jugeant qu’il était à l’abri, elle l’enveloppa dans une couverture de survie, emporta son sac à dos et rebroussa chemin en claudiquant jusqu’à la porte.
De plus près, elle avait définitivement l’apparence d’une muraille d’acier. Sans poignée, sa surface était lisse et brillante, comme celle d’une porte de banque blindée. Grace y plaqua la carte magnétique, mais rien ne se passa. Elle la fit glisser en cercle sans obtenir plus de résultats. Elle chercha une fente et c’est là qu’elle finit par détecter un imperceptible détail.
Sur le côté gauche, là où aurait dû se trouver la serrure, un minuscule dessin, pas plus grand qu’une touche de clavier d’ordinateur, avait été gravé dans le métal. Au départ, Grace crut reconnaître un trident, mais en étant plus attentive, elle vit qu’il s’agissait plutôt d’un sceptre à deux fourches. Un symbole qu’il lui semblait avoir déjà croisé au cours de ses lectures. Qu’importe, ce devait être l’emplacement du capteur magnétique.
Après avoir jeté un dernier coup d’œil sur Yan, dont la pâleur cadavérique l’angoissa, elle plaqua la carte sur le dessin du sceptre. Un signal sonore aigu retentit. On entendit un lourd mécanisme se déverrouiller à l’intérieur de l’épaisseur métallique et, dans un cliquetis de serrure qui résonna en écho dans la caverne, la robuste porte s’entrouvrit.
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Son arme de poing stabilisée à hauteur du regard, la lampe torche calée sous le canon, Grace poussa la porte de l’épaule. L’effort considérable qu’elle dut fournir pour l’ouvrir expliqua pourquoi aucun milicien n’était intervenu : le son de la détonation n’avait pu traverser une paroi aussi lourde et épaisse.
Le battant s’écarta lentement pour laisser apparaître un long couloir creusé dans la roche, éclairé de néons fixés au plafond à intervalles réguliers. Les aspérités des murs avaient été polies et une dalle de béton avait été coulée au sol.
Observant autour d’elle, Grace n’en revenait pas. Anton Weisac avait donc raison. Mais où menait ce passage ?
Elle progressa prudemment sur une vingtaine de mètres, à l’affût du moindre bruit suspect. Ses pas mal assurés craquelaient sur les humides poussières de roche et sa respiration résonnait sous la voûte rocailleuse à la façon d’un sinistre métronome.