— Tranquille, tranquille, mais qui sait ce qu’il se passe derrière ces murs quand les touristes sont partis.
Une bourrasque gifla la mer. Grace remonta la fermeture Éclair de sa parka. L’homme coula vers elle un regard moqueur.
— Hey, ne vous inquiétez pas, avec des joues pareilles, vous ne devriez pas avoir froid.
Puis il quitta le bastingage en agitant la main de mépris. Grace fut à peine surprise par le sarcasme de la part d’un homme si maigre qui devait juste envier sa bonne santé.
Elle remarqua alors que le bateau avait accéléré. Le choc des vagues se fit plus cassant et le vent caressant se mua en agressives rafales. Derrière elle, elle entendit les passagers parler avec une certaine inquiétude. Tous avaient le visage tourné vers le ciel. Au loin, de funestes nuages noirs approchaient à marche forcée. Dans sa cabine de pilotage, le capitaine jetait des œillades suspicieuses par-dessus le toit de son abri. Il fit crier la corne de brume et ordonna à chacun de s’asseoir.
Les premières gouttes s’écrasèrent sur le pont au moment où le navire accostait. L’embarcation tanguait sérieusement et la coque frottait contre les bouées d’amarrage dans de sinistres crissements. Le capitaine pressa la dizaine de voyageurs de descendre quand un rideau de pluie cingla l’île, faisant claquer les manteaux, voler les cheveux et se balancer le bateau de plus belle.
Grace rabattit sa capuche, sauta sur le ponton et repéra l’homme au bonnet rouge juste devant elle. Penchée en avant pour offrir moins de prise à l’averse qui frappait de biais, elle marcha vers lui et le bouscula légèrement. Proche du bord et soumis à la force du vent, il perdit l’équilibre. Grace le rattrapa in extremis par le bras avant qu’il ne tombe deux mètres plus bas dans la mer glaciale et agitée.
Effaré, sous le choc de la peur, le malheureux dévisagea Grace.
— Je suis désolée, cria-t-elle pour couvrir le brouhaha des puissantes vagues s’écrasant sur la grève. Mes joues me cachaient les yeux et je ne vous ai pas vu.
Elle lui adressa un sourire, lui réajusta son manteau et poursuivit sa route d’un pas décidé jusqu’à rejoindre l’unique rue du minuscule port. En l’espace d’une minute, tous les passagers se dispersèrent et Grace se retrouva seule sous la pluie battante. Les mugissements du vent rivalisaient de hargne tandis que le ciel déversait ses flots torrentiels, plongeant l’île dans une obscurité d’éclipse solaire.
De vastes flaques s’étaient déjà formées et c’est en les enjambant que Grace longea la ruelle pour gagner un chemin s’élevant vers la colline qui surplombait la bourgade. Un panneau d’avertissement interdisait d’emprunter ce sentier par mauvais temps. Mais Grace ne pouvait s’offrir le luxe d’attendre que la tempête s’arrête.
Elle laissa la pancarte derrière elle et, la boue s’accrochant à ses chaussures, elle évita au mieux les rigoles qui creusaient la terre et rendaient le sol glissant. Le visage ruisselant malgré sa tête rentrée dans les épaules, elle gravit la pente jusqu’à atteindre son sommet. Le vent y soufflait avec une sauvagerie accrue, plaquant les herbes trempées, collant ses vêtements contre son corps. La pluie s’infiltrait dans sa bouche, dégoulinait dans son cou. Elle continua à avancer, mais ne voyait pas à plus de deux mètres. Elle ne devina qu’au dernier moment la présence d’un ravin longeant le chemin, à la déflagration des vagues s’écrasant en contrebas.
Prudente, elle tenta d’assurer chacun de ses pas, mais une bourrasque plus violente que les autres la poussa brutalement en avant. Elle chuta et dévala la pente si boueuse qu’elle semblait imbibée d’huile. Les mains crispées dans le sol, Grace ne parvenait pas à freiner sa glissade. Elle cria de terreur. À quelques mètres, le gouffre lui répondit en ouvrant sa gueule écumante hérissée de rochers prêts à empaler leur proie. Avec la rage du désespoir, elle enfonça ses ongles dans la terre. Ses doigts brûlèrent, sa peau s’écorcha, mais elle finit par arrêter sa descente mortelle. Lentement, prudemment, elle rampa jusqu’au sentier au-dessus d’elle et, une fois en sécurité, elle s’affala d’épuisement. Elle regarda ses mains et fut soulagée de constater que les blessures n’étaient que superficielles.
Souillée de gadoue, elle demeura momentanément allongée, le temps que la nausée de peur et la douleur se dissipent.
Grace savait peut-être plus que n’importe quel inspecteur pourquoi elle faisait ce métier, mais dans ces instants de lutte, elle testait la profondeur de sa conviction. Reprenant doucement son souffle, elle se redressa avec peine et sonda le paysage, le regard plissé.
D’ici, elle aurait dû le voir, mais le grain était si dense qu’il avait tout avalé dans une semi-obscurité, et seules des ombres informes apparaissaient parfois entre les rideaux de pluie pour s’éteindre aussitôt.
Suivant avec une vigilance accrue l’inclinaison de la pente, elle finit par atteindre un terrain plat et perçut sous ses semelles de larges pierres polies entre lesquelles couraient des ruisseaux affolés. Ces derniers eurent raison de l’étanchéité de ses chaussures, dont le confort se mua en humidité spongieuse. Mais où était-il ? s’impatienta-t-elle. Pourquoi ne le voyait-elle toujours pas ?
Comme une réponse à sa demande, un éclair zébra le ciel et un roulement de tonnerre fit vibrer le sol. Elle eut tout juste le temps d’entrevoir un muret de pierre à quelques pas. Elle pressa la cadence, suivit le parapet et un panneau se dressa sur sa route. Sa vision floutée par l’eau qui coulait dans ses yeux, elle mit plusieurs secondes à déchiffrer les petites lettres inscrites en noir : « Le Chemin des morts ».
Sur sa droite, au-delà du mur, vers une partie de l’île qui devait glisser en pente douce en direction de la mer, elle aperçut brièvement leurs contours fantomatiques, tordues, penchées. Les pierres tombales des tout premiers rois d’Écosse, dont les squelettes reposaient sous terre depuis plus de mille ans, à l’instar de celui du tristement célèbre Macbeth. Détournant le regard, frissonnant sous sa parka détrempée et salie par la boue, Grace posa un pied devant l’autre sur le funèbre chemin. Elle dépassa une haute croix celtique aux allures d’humain longiligne et son ombre commença à emplir l’espace. Elle leva la tête et marqua un arrêt, intimidée, une appréhension imprévue se nouant dans son ventre.
Oui, il était là. Comme s’il l’attendait, depuis plus de mille quatre cents ans. Loin de la frénésie des hommes. Sa sombre silhouette de pierre construite en croix, où dominait une tour carrée médiévale. C’est au sein de ces murs suppliciés par le vent que l’attendait le cadavre de cet homme, là que l’attendaient, fébriles, les habitants terrifiés du lieu.
Grace courba de nouveau la tête, et après quelques ultimes pas, épuisée, elle parvint enfin sous le portique sculpté, face à l’imposante porte en ogive du monastère d’Iona.
– 3 –
Les doigts endoloris par le froid et les écorchures, Grace saisit le gros anneau métallique qui pendait à droite de la porte et tira à trois reprises. Un éclair embrasa la pénombre et un craquement de tonnerre déchira l’air juste au-dessus d’elle, couvrant le son de la cloche qui annonçait son arrivée. La jeune femme sursauta et l’actionna à nouveau, avant d’appuyer sa tête sur son avant-bras, tandis que l’eau glissait de sa capuche par grosses gouttes.
Elle crut un moment que le tonnerre s’était déjà remis à gronder, mais elle comprit que quelqu’un déverrouillait lourdement la porte de l’autre côté. Le pesant pan de chêne clouté s’ouvrit.
— Vite, entrez, la pressa une voix d’homme étouffée.
Grace franchit le seuil et l’on referma immédiatement derrière elle, dans un claquement de serrure qui tentait d’être discret.