Grace n’avait aucun moyen de vérifier la validité de la preuve, mais c’était au moins un début.
— Pour que je comprenne bien, quel est exactement votre objectif vis-à-vis d’Hadès ? demanda-t-elle en lui rendant son étui.
Naïs se remit en marche.
— De trouver le ou les propriétaires pour faire stopper leur activité. Ces gens n’ont guère de scrupules et si retourner l’une de leurs armes contre les États-Unis pouvait leur permettre de s’enrichir, ils n’hésiteraient pas. Mon métier est de protéger mon pays.
— Vous pensez que ce sont eux qui ont tué Anton Weisac ?
— Anton a fui Hadès après y avoir travaillé des années. Il savait beaucoup de choses sur eux. À l’époque, il a cherché à entrer en contact avec nous, c’est comme ça qu’on l’a connu. Et puis il s’est rétracté et a disparu dans la nature. Il est fort probable qu’Hadès cherchait à l’éliminer depuis longtemps.
— Les coupables du meurtre se trouvent donc là où je vous conduis.
— Peut-être.
Elles évoluaient sur un sentier cabossé et alors que Naïs prenait de la distance, Grace digérait lentement les informations.
— Et donc, les milliers de cercueils enfouis sont destinés aux victimes de leurs propres armes ?
Naïs s’arrêta et se retourna. Portée par le vent, sa voix grave vola jusqu’à Grace avec un accent de menace.
— Mon enquête et la vôtre dépassent les frontières de l’Écosse, inspectrice Campbell. Depuis dix ans, nous avons recensé au moins quinze entrepôts similaires à celui-ci en Europe et aux États-Unis. Nous redoutons qu’Hadès prépare une arme de grande ampleur qui conduise à une mortalité de masse. Et s’ils peuvent vendre l’arme et les cercueils qui vont avec, ils ne reculeront devant aucun bénéfice…
Les pires scénarios que Grace avait imaginés face à ces boîtes funèbres devenaient ainsi de plus en plus plausibles. Une peur diffuse monta en elle, comme un lent courant électrique.
— Mais on parle de quel type d’arme ? s’angoissa-t-elle. Bactériologique ? Nucléaire ?
— Nous ne savons pas.
— Vous ne savez pas ou vous ne voulez pas me le dire ?
— Nous ne savons pas, et c’est bien pour cette raison que je suis ici.
Grace approuva d’un mouvement de tête mécanique, alors que le mystère autour de cette affaire, loin de s’éclaircir, ne cessait de se densifier.
— Vous qui avez l’air de bien connaître Hadès et Anton Weisac, que pouvez-vous me dire des recherches scientifiques qu’il menait ?
Cette fois, Naïs ne répondit pas tout de suite. Elle marcha encore une bonne minute, avant d’attendre que Grace ne la rejoigne sur un promontoire rocheux.
— Je vois le hameau d’Inchnadamph, là-bas, à environ quatre kilomètres. Vous y avez un véhicule, j’imagine ?
— Répondez-moi et je tiendrai parole.
Naïs fit claquer sa langue contre ses lèvres en signe d’agacement.
— Écoutez, j’ai à peine eu le temps de jeter un coup d’œil sur les calculs d’Anton, mes équipes s’en chargent. Tout ce que je peux en dire, c’est qu’ils ne sont pas accessibles au commun des mortels. À présent, à votre tour. Comment savez-vous où il faut aller ?
— Seule une Écossaise pouvait comprendre les paroles du milicien, répondit Grace.
Puis en reprenant les mots de Naïs et son ton sentencieux, elle ajouta :
— Et je préfère vous prévenir maintenant, ce que je vais vous dire ne va pas vous aider à dissiper le malaise qui semble être le vôtre à l’égard de cette enquête. Bien au contraire, puisque vous êtes passée à côté de la vérité. L’homme que vous avez interrogé ne vous a pas menti : notre destination est bien la fin du monde.
– 26 –
Une heure et demie plus tard, aux alentours de midi, installée dans sa voiture devant l’hôtel d’Inchnadamph, où elle s’était changée, Grace contacta Elliot Baxter. Il lui confirma avoir envoyé des renforts, mais s’emporta aussitôt.
— Il y a vingt-quatre heures, on était sur un homicide dans un monastère, et là… tu me parles d’un entrepôt souterrain bourré de cercueils en plein milieu des Highlands !
— Écoute, tu verras par toi-même quand les équipes seront sur place, s’impatienta Grace.
— Ouais… En attendant, on a vérifié sur les cadastres régionaux, il n’y a rien que des grottes à l’endroit que tu nous as indiqué. Et si c’est aussi grand que tu me le dis, je ne vois pas comment cela a pu être construit de façon clandestine. On est en Écosse, quand même, pas en Antarctique !
— Tu t’es rapproché du ministère de la Défense ?
— Non, pas encore, je le ferai quand j’aurai des images. Bon, mais là, tu vas où, Grace ? Tu reviens à Glasgow, c’est ça ?
— Oui, oui. Je pense qu’il est temps qu’on se parle face à face.
— On est bien d’accord, j’aimerais que l’on discute de la façon dont tu souhaites mener la suite de ton enquête. Parce que si tout cela est vrai, cette affaire prend des proportions… auxquelles je ne m’attendais pas.
— J’ai quelques idées, je te dirai. À tout à l’heure, conclut Grace en raccrochant.
À ses côtés dans la voiture, Naïs approuva d’un signe de tête entendu.
— Vous passeriez sans problème le détecteur de mensonges. C’est bon à savoir pour nos prochains échanges. Et donc, on va où ?
— D’abord, je dois aller prévenir la mère de Yan, commença Grace en ouvrant la portière.
— Ne faites pas ça. Vous vous doutez bien que la discussion va mal se passer et surtout prendre beaucoup de temps. Nous n’avons pas ce luxe. C’est courageux de votre part, mais ça va nous coûter l’enquête.
— Je ne peux pas partir comme ça.
— Je n’ai jamais été aussi près de coincer les dirigeants d’Hadès. Rater cette occasion pourrait avoir des conséquences bien pires que la mort éventuelle de votre jeune guide.
Grace détourna la tête, le corps crispé, les épaules remontées, les mains tendues comme pour évacuer la terrible culpabilité qui la terrassait.
— Écoutez, Grace, intervint Naïs. Je ne vous connais pas vraiment, mais vous avez l’air d’être quelqu’un qui a des principes… humains. Alors, dites-vous que vous sauverez des dizaines de milliers de vies si vous suivez l’adage qui veut que la fin justifie les moyens.
Cette devise jeta brusquement Grace face à un souvenir qui la traumatisait encore vingt ans après. Elle entendait le grincement de la chaise roulante passer devant la porte du placard où elle était cachée. Et dans sa tête, ce proverbe qu’elle se répétait comme un mantra en serrant dans ses mains le manche du marteau.
— Hey ? Vous m’écoutez ? insista Naïs. Vous pouvez aussi rester ici et me donner l’adresse. J’irai seule.
Troublée et agacée, Grace sortit de la voiture et regarda au loin le chemin qu’elle avait pris ce matin aux côtés de Yan, comme s’il allait apparaître à l’horizon, blessé mais en vie. Si elle abandonnait le jeune guide et qu’il venait à mourir, la culpabilité et la douleur seraient insupportables. Mais elle avait choisi de s’engager corps et âme dans la police, et le bien commun devait primer sur sa souffrance.
Grace ouvrit la portière côté passager.
— Vous conduisez.
L’agente de la DIA scruta Grace.
— Ne me regardez pas comme si vous préfériez que je ne vienne pas avec vous. C’est… désagréable.
— Je ne pensais à rien, répliqua Naïs en prenant place derrière le volant.
Grace abaissa le dossier de son siège et allongea sa jambe sur le tableau de bord pour reposer sa cheville.
— Tout droit. Je vous dirai si on change de direction.