Naïs démarra et s’engagea à vive allure sur les lacets noirs de la route ondulant entre les collines verdoyantes.
— Vous êtes toujours si calme ? demanda-t-elle alors qu’elle doublait un tracteur à toute vitesse.
Grace haussa les épaules, une moue de réflexion donnant à sa bouche une jolie forme rebondie.
— Je pense que c’est un manque de politesse de faire subir aux autres l’agitation ou la colère qui peuvent être les nôtres, répondit-elle en la regardant d’un œil placide.
— On m’a laissé entendre que vous aviez été mise au placard ces derniers temps. Du peu que j’ai vu de vous, cela me semble absurde. Vous avez fait quoi pour être écartée ?
Grace poussa un soupir.
— Pas maintenant, se contenta-t-elle de souffler. Mais vous, dites-m’en plus sur vous, sur Hadès.
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée. Vous ne me faites qu’à moitié confiance et c’est réciproque. Et puis d’ici quelques heures, nous aurons certainement l’une et l’autre atteint nos objectifs. Nul besoin de dévoiler tous nos secrets.
— Garez-vous, dit Grace de sa voix autoritaire mais dépourvue d’agressivité.
— Pardon ?
— Là, ça ira très bien.
Naïs enclencha son clignotant pour rejoindre le bas-côté, le long d’une aire de pique-nique où une famille était attablée près de son camping-car. La voiture stoppa brutalement et les deux enfants tournèrent la tête vers les nouveaux arrivants en se chuchotant à l’oreille tandis que les parents leur faisaient signe de regarder ailleurs.
— J’aimerais mettre quelque chose au clair, commença Grace, les sourcils froncés, le visage marqué par l’incompréhension. Une fois que je vous aurai conduite à la bonne adresse, que va-t-il se passer ? Imaginons que l’on parvienne à arrêter les responsables d’Hadès sans y laisser la vie, que fera-t-on ? On se les partage ? Vous, pour les interroger sur leur activité ? Moi, pour prouver que ce sont eux qui ont commandité le meurtre d’Anton ? Comment cela va-t-il se démêler au niveau juridique entre la police écossaise et la DIA ?
— Je vais être honnête. Je n’en sais rien, inspectrice Campbell. Mais j’imagine qu’entre personnes de bonne volonté, on trouvera un accord. Notre but commun est d’arrêter ces gens ; moi, pour menace contre les États-Unis, et vous, pour meurtre. On finira bien par s’entendre.
— Sauf qu’une fois arrivée sur place, vous n’aurez pas besoin de moi pour foncer droit devant et pénétrer dans les lieux la première. Qu’est-ce qui m’assure que vous n’allez pas voler des preuves qui pourraient m’intéresser ou, au contraire, en ajouter d’autres afin de servir vos intérêts ?
Le visage de Naïs se barra d’un sourire qui révéla la grandeur de sa bouche et la blancheur de ses dents. Même de près, Grace trouvait que cette femme gardait son apparence de papier glacé. C’en était troublant.
— Je pourrais vous répondre que je n’ai aucune raison de faire cela, mais vous ne seriez pas obligée de me croire. Donc, je vais être plus directe : vous serez avec moi tout le temps de cette intervention. Ce n’est pas pour vous être agréable que je vous demande de m’accompagner, ni parce que vous me plaisez, c’est parce que vous m’avez évité de sérieux ennuis dans le poste de communication et qu’une situation semblable pourrait bien se reproduire. Bref, vous m’êtes utile.
Grace haussa les sourcils, signifiant que l’argument était recevable, mais elle ne lui donna pas pour autant l’ordre de redémarrer. Tout allait trop vite. Elle voulait tellement prouver à Elliot Baxter qu’elle était de nouveau capable de mener une enquête de haut niveau, que le respect des procédures et des priorités semblait lui échapper. Elle avait le sentiment de suivre Naïs à l’aveugle, comme un joueur croit au gain rapide et facile d’un bonimenteur. Elle n’avait même pas vérifié les informations de cette agente sur la société Hadès. Elle se précipitait tête baissée au mépris de toutes les règles élémentaires.
— L’heure tourne, inspectrice, la pressa Naïs en faisant ronfler le moteur.
— Je n’en ai pas pour longtemps, répondit Grace en sortant de la voiture.
— Quoi ? Vous plaisantez ?
Grace posa sur elle un de ses regards où ses paupières à moitié baissées témoignaient de son agacement contenu. Elle descendit du véhicule en composant le numéro du légiste. À l’écart, la famille de touristes poursuivait son repas en surveillant de loin cette femme qui marchait la tête penchée, un doigt sur l’oreillette de son téléphone.
Grace obtint rapidement les informations qu’elle cherchait. Malheureusement, le légiste comme la police scientifique n’avaient pu identifier aucune trace papillaire exploitable, et les échantillons d’ADN ne correspondaient à aucun individu enregistré dans les bases de la police. Quant au portrait-robot, il avait surtout provoqué un climat de panique dans la région, et les gens appelaient non pas pour apporter leur témoignage, mais pour manifester leur inquiétude.
Grace raccrocha et regagna le véhicule, stressée, mais l’esprit plus clair et plus sûre d’elle. La piste qu’elle suivait avec Naïs, si hasardeuse et dangereuse soit-elle, était définitivement la seule viable.
— À partir de maintenant, vous suivez la direction d’Édimbourg, lâcha-t-elle.
Naïs écrasa l’accélérateur et fonça sur la route.
Grace contempla les entrelacs de vallées nappées de prairies vertes d’où jaillissaient d’épineux pics de rochers noirs. Réflexe de lectrice assidue, elle ne put s’empêcher de filer la métaphore en comparant sa vie à ces collines arrondies sur lesquelles avait surgi de nulle part une ombre aussi menaçante que ces sinistres aiguilles qui perçaient le ciel de plomb.
— Édimbourg, souffla soudain Naïs. Mais comment avez-vous compris ce que le garde a voulu dire ? C’est quoi, cette « fin du monde » ?
— Vous m’avez dit tout à l’heure que vous sillonniez l’Écosse depuis un peu plus d’un an. Mais vous êtes allés où précisément ? Où exactement ?
— Surtout du côté de Perth.
— Dans ce cas, c’est normal que vous n’ayez pas compris.
— Et donc, pourquoi ce nom ?
Grace répondit avec le calme du guide qui berce son public de ses paroles assurées et savantes.
— « Fin du monde » est le nom d’un lieu très particulier de la vieille ville d’Édimbourg, à l’angle de St Mary’s Street et de High Street. Il y a même un pub à cet endroit, qui s’appelle ainsi.
— Et pourquoi « Fin du monde » ?
— Ça vous intéresse vraiment ?
— Surtout si je n’ai pas été capable de le comprendre.
— Eh bien, ça remonte au XVIe siècle, lorsqu’on a construit des remparts autour de la ville pour se protéger des Anglais. Il y avait une seule porte dans ces murailles et il fallait payer une belle somme d’argent pour avoir le droit de sortir, mais aussi pour entrer. Les habitants les plus pauvres d’Édimbourg, qui représentaient la majorité de la population, n’avaient pas les moyens de s’acquitter de cette taxe. Ne pouvant jamais quitter la ville, leur monde s’arrêtait donc au pied de cette muraille. Voilà pourquoi ils ont surnommé cet endroit « Fin du monde ».
Grace crut voir l’œil de Naïs briller. Était-ce de la moquerie pour le ton un peu professoral qu’elle avait employé ou, au contraire, de la reconnaissance ?
— Et tous les Écossais savent ça ?
— Non… il faut aimer lire, aussi.
— Et donc, selon vous, où se trouve le siège d’Hadès dans cette « Fin du monde » ?
— À droite du pub, il reste une ruelle baptisée « Clôture de fin du monde », qui conduit sur une arrière-cour. Si je voulais être à l’abri des regards, c’est par là que je m’installerais.