Grace s’appuya sur le bord du lavabo, sonnée par la nouvelle.
— Je sais que tu as pris cette enquête comme une chance de revenir dans la course, précisa Elliot. Rassure-toi, j’ai vu de quoi tu étais capable. Le boulot que tu as accompli en si peu de temps est impressionnant. Tu n’as plus rien à me prouver. Reviens, et tu récupères ton ancien poste.
Tel un déclic, le stratagème apparut à Grace avec limpidité.
— Mais, Elliot, pourquoi tu m’appelles d’un portable inconnu pour me dire tout ça ? Puisque tu me demandes de renoncer, tu suis les ordres, tu aurais donc pu le faire de ta ligne personnelle…
— Parce que…
— Parce que tu as envie que je continue l’enquête de façon non officielle.
— Grace, tu n’as rien perdu de ta clairvoyance. Sache que je ne t’oblige à rien, mais cette affaire me hantera jusqu’à la fin de mes jours si je l’enterre. Putain, il s’agit de dizaines de milliers de cercueils que le gouvernement cache à la population au fond d’un entrepôt ! Qu’est-ce qu’il se prépare et qu’on ne veut pas nous dire ? J’ai une famille, j’ai des enfants, comment veux-tu que je passe un truc comme ça sous silence ?
— Donc, courageusement, tu m’envoies au front pour sauver ta conscience…
— Je te serai plus utile ici que sur le terrain. Si tu te lances là-dedans, je pourrai te couvrir deux ou trois jours, mais très vite, tu vas te retrouver à enquêter avec un viseur sur la nuque. Et la balle partira au moment où tu ne t’y attendras pas. Au ton du ministre, j’ai compris qu’il emploierait les moyens nécessaires pour que l’information ne fuite pas. À toi de décider, Grace.
Elle hésita. Comment oublier cette nécropole de plastique ? Et en même temps, était-elle de taille face à une telle menace ?
Du coin cuisine où elle se trouvait, elle aperçut Naïs poursuivre sa minutieuse investigation et une étrange certitude naquit dans son esprit.
— Couvre-moi tant que tu pourras, Elliot, finit-elle par dire.
— Compte sur moi.
Après avoir raccroché, Grace interpella Naïs.
— On a peu de temps. Le gouvernement écossais protège Hadès et ils savent qu’on enquête sur eux.
Naïs répondit d’un de ses regards bleus appuyés.
— « On » ? Vous voulez continuer alors que votre tête est désormais en ligne de mire ?
— Et vous ?
— Le gouvernement écossais ne descendra pas un agent de la DIA.
— Mais Hadès, oui.
— Pour surveiller mes arrières, répliqua Naïs. Soyons coéquipières sur cette affaire.
Grace fut saisie d’un vertige. Comme si elle s’était laissée tomber en arrière dans le vide et qu’une main l’avait rattrapée de justesse.
Toute sa vie n’était construite qu’autour de la défiance et de la solitude. Depuis des années, ce dogme formait le socle de son existence. Et en l’espace d’un battement de cils, cette femme froide et distante venait de lui accorder sa confiance la plus absolue.
Grace était d’autant plus troublée que l’agente de la DIA avait sur les lèvres une expression qui lui semblait impossible chez elle. Cela ressemblait à un sourire. Diffus, vague, à peine visible et qui s’effaça aussi vite qu’il avait surgi, mais un sourire quand même.
— Grace, le temps nous est compté, reprit Naïs. Encore plus maintenant…
Chassant le trouble qui s’était emparé d’elle, Grace se mit à fouiller les placards de la petite cuisine, sonda les fonds, les parois. Elle recula, observa l’ensemble, se mit à plat ventre pour voir si rien n’avait roulé sous le meuble. C’est là qu’elle remarqua que le pied droit de l’armoire avait été calé par plusieurs feuilles de papier écrasées.
Grace souleva le meuble et fit glisser les papiers coincés du bout de sa chaussure.
Elle les ramassa et les déplia. Il y avait cinq feuilles froissées aplaties l’une sur l’autre. Les quatre premières étaient en papier glacé, la dernière, en papier classique. Grace s’attarda sur un long texte d’introduction accompagné de graphiques. En l’espace d’une poignée de secondes, son cœur s’emballa. Ce qu’elle lut la plongea dans un état de stupéfaction.
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Par la facture soignée, l’épaisseur du papier, l’élégance de la typographie, les diagrammes en couleurs et la composition habilement structurée, les feuilles arrachées que Grace était en train de parcourir provenaient sans aucun doute d’une plaquette commerciale. D’ailleurs, le logo d’Hadès en forme de sceptre à deux fourches siglait chaque bas de page. Mais derrière une apparence avenante, le contenu du texte était glaçant.
Dans trois ans, les Occidentaux vont commencer à mourir en masse. La cause de cette montée exponentielle de la mortalité sera d’autant plus foudroyante que son origine est ignorée de la grande majorité des États et des citoyens. Il ne s’agit ni d’une maladie, ni du dérèglement climatique, ni d’une guerre. Mais d’un fléau plus inattendu : la chute de l’intelligence humaine.
Le constat est aussi implacable que désolant. Toutes les études depuis soixante-dix ans aboutissent à la même conclusion : le niveau d’intelligence de l’espèce humaine est en décroissance. Autrement dit, nous devenons de plus en plus stupides et ce mouvement d’abêtissement généralisé ne va pas s’arrêter. L’information pourrait prêter à sourire si ce n’était pas le pire qui puisse arriver à l’humanité.
En Angleterre, le quotient intellectuel (QI) moyen est passé de 114 à 100 entre 1999 et 2013. En France, il était de 104 en 1978, pour subir une chute vertigineuse à 96 en 2019. Même tendance pour l’Allemagne, qui est passée du score de 102 à 98 entre 2003 et 2013. Cette décadence a aussi été enregistrée en Norvège, en Italie, aux États-Unis, au Danemark, en Australie, en Finlande et dans bien d’autres pays occidentaux.
Pour avoir une idée plus globale, retenez qu’entre 1950 et 2000, la perte du QI moyen mondial a été de 2,44 points et qu’entre 2000 et 2050, les meilleurs experts prévoient une chute de 3,64 points supplémentaires. Dans moins de trente ans, l’humanité aura donc atteint un QI de 86, son niveau d’intelligence le plus bas depuis que les tests existent ! Une catastrophe régressive absolue.
Vous vous demandez certainement en quoi cette déchéance intellectuelle serait source de mortalité, n’est-ce pas ? Vous voulez bien croire que l’intelligence humaine baisse, mais vous doutez que cela puisse conduire à un drame mondial ? Voici les 4 raisons qui vont vous faire changer d’avis.
Grace ignorait ces chiffres sur la baisse globalisée de l’intelligence. Mais aussi flagrants soient-ils, elle devait bien avouer qu’elle n’entrevoyait pas immédiatement les conséquences alarmistes évoquées par la brochure. Elle se laissa le temps d’y réfléchir en levant la tête. Dans l’open space, Naïs glissait les mains sous les bureaux, éventrait les chaises et arrachait même les dalles de moquette.
Puis Grace reprit le fil de sa lecture, curieuse de découvrir la suite de l’argumentaire.
1 – Une étude danoise a montré en 2016 que 15 points de QI en moins chez un individu équivalait à une augmentation de 28 % du risque de mortalité. Les personnes à l’intelligence plus faible ont en effet du mal à résoudre les conflits par la discussion. Comme elles ne disposent pas d’un langage assez fluide et élaboré pour traduire leurs émotions et leurs problèmes en mots, elles ont tendance à réagir avec beaucoup plus d’impulsivité que les autres. Donc, à déclencher des situations de violences qui se terminent dans le sang et souvent par l’homicide. Des situations personnelles encore gérables lorsqu’elles ne concernent qu’une petite frange de la population, mais imaginez ce qu’il va se passer lorsque la majorité des Occidentaux sera touchée par cette épidémie de bêtise.