— Je ne suis pas certaine qu’ils aient des personnes placées dans les gouvernements, reprit-elle. Aujourd’hui, ce n’est plus là que se situe le pouvoir. Il réside désormais entre les mains des multinationales. En revanche, les États sont peut-être complices, par intérêt ou parce qu’ils y sont contraints. Souviens-toi comment votre ministre de la Défense a réagi : il était clairement guidé par la peur. Olympe les tient. Je ne sais pas comment, mais il les tient, c’est certain, ce qui donne à cette société un pouvoir quasi illimité.
— Tu penses que l’on n’a aucune chance de les coincer ?
— La DIA n’est pas n’importe qui, on a de la ressource. Je ne m’attendais cependant pas à ce qu’Hadès ne soit qu’un des tentacules du monstre. Ou une seule des têtes de l’hydre, puisqu’on est en pleine mythologie grecque.
Grace avait douté de beaucoup de monde dans sa vie, y compris de sa famille ou de ses amis. Mais jusqu’ici, elle n’avait jamais nourri de méfiance à l’égard des autorités. Comme tout citoyen, elle n’était pas dupe des petits arrangements entre gens de pouvoir, mais elle n’adhérait pas aux idées de complot et de manipulation à grande échelle. Peut-être parce que, en tant qu’inspectrice, elle faisait elle-même partie des réseaux de pouvoir et qu’elle n’y constatait aucune malhonnêteté ou corruption de réelle envergure. Il lui fallait un peu de temps pour appréhender et admettre la trouble réalité qui se dessinait sous ses yeux. Pour le moment, elle préférait se concentrer sur une autre facette qui l’intriguait.
— Je repense à ce terme de daimôn, qui semble désigner Anton et Neil, c’est bien du grec, non ?
Naïs pianota sur son téléphone et leva un de ses sourcils finement épilés.
— Bien vu. Le daimôn en grec a effectivement donné le mot « démon » en français, mais à l’époque de la Grèce antique, il n’avait pas sa connotation maléfique. Il décrivait une sorte d’esprit divin, un souffle supérieur qui habitait certains êtres humains et leur conférait des facultés intellectuelles ou artistiques d’une puissance hors du commun. L’homme ou la femme habités par un daimôn s’élevaient au-dessus des mortels pour voir au-delà de ce que l’espèce humaine était capable de concevoir. Jadis, on disait que ces daimones étaient les héros de l’âge d’or que Zeus avait transformés en esprits pour aider les mortels à « grandir ».
Grace goûtait l’explication avec le même plaisir que lorsqu’elle apprenait quelque chose de nouveau dans un livre. Et cela faisait bien des années que ce savoir ne lui avait pas été insufflé par une voix étrangère. C’est presque émue qu’elle revivait l’expérience de la connaissance partagée. De l’échange.
— Les daimones sont, en quelque sorte, des anges du savoir, murmura-t-elle.
— C’est joliment dit.
— Mais c’est surtout la définition de la notion de génie, non ?
Naïs acheva de parcourir quelques lignes et posa sur Grace un regard où, cette fois, la considération ne faisait aucun doute.
— Plus tard, lut-elle à haute voix, pour donner raison à sa coéquipière, les Romains adapteront le terme de daimôn en genius, qui vient du verbe gignere signifiant générer, engendrer, qui a donné le mot gène, ou génital. Le genius est bien celui qui donne naissance, celui qui crée à partir de rien. Qui est à l’origine d’une idée, d’une œuvre n’ayant jamais existé auparavant.
Grace approuva de sa moue qui donnait à sa bouche une forme pulpeuse.
— Je pense que l’on peut donc sans risque conclure qu’Anton et Neil étaient des génies dans leur domaine et qu’ils travaillaient tous les deux pour Olympe. Mais dans quel domaine ? Et pour une raison que l’on ignore, ils se sont un jour émancipés de leur propriétaire qui, depuis, a tout fait pour les retrouver, préférant tuer l’un d’eux en lui broyant ce qui faisait de lui un génie, à savoir son cerveau, par peur que ce dernier ne soit analysé ou tout simplement récupéré par quelqu’un d’autre.
Naïs rangea une de ses mèches de cheveux blonds qui tombait devant ses yeux et tourna son attention vers Grace.
— Qu’est-ce que tu sais des recherches menées par Anton Weisac ?
— J’allais te poser la même question…
— Écoute, je vais être honnête, pour le moment, on sait juste que ce sont des observations astrophysiques qui étudient des points particuliers de l’Univers. Mais on ne comprend pas à quoi correspondent ces coordonnées.
— Va aussi falloir recruter des génies à la DIA… Enfin, je veux dire, à part toi.
Naïs laissa échapper un petit souffle d’amusement, mais reprit aussitôt son sérieux.
— Et toi, que sais-tu des recherches de Weisac le daimôn ?
— J’ai demandé à un professeur d’astrophysique assez chevronné de m’aider à déchiffrer les calculs d’Anton. Il devait me recontacter, mais je n’ai pas de nouvelles.
Une main sur le volant, elle tendit son portable à Naïs.
— Il s’appelle Martin Barlow. Ce doit être un des derniers numéros composés.
Naïs trouva rapidement et cala le téléphone en mode haut-parleur sur son support voiture.
Après quatre sonneries, il décrocha.
— Rebonjour, professeur, lança Grace en haussant la voix pour couvrir le bruit de la route. Inspectrice Campbell à l’appareil. Vous avez du nouveau pour moi ?
— Ah, si la science était aussi pressée que la police, on en serait encore à l’âge de pierre… Je vous ai dit, et cela reste entre nous, que ces calculs étaient à la limite de mes compétences et, je pense, des compétences de 99 % des astrophysiciens de la planète.
— Donc, rien ?
— Si, mais rien qui justifie que je vous appelle tant que je n’aurai pas de certitudes.
— Dites toujours.
— J’ai trouvé une récurrence intéressante dans les points étudiés par celui qui travaillait sur ce sujet et dont vous ne souhaitez pas me donner le nom.
— Appelons-le Anton.
— Donc, comme je vous l’ai dit, cet Anton se concentrait sur les coordonnées d’une série de points du fond diffus cosmologique de l’Univers. Et il se trouve que tous présentent des anomalies.
— Par rapport à quoi ?
— Eh bien, les relevés énergétiques générés à ces endroits de l’espace sont anormaux, au sens où ils présentent des quantités d’énergie incompatibles avec ce que l’on sait de l’histoire de l’Univers.
Grace tourna brièvement la tête vers Naïs qui, comme elle, semblait confuse.
— Vous pensez que pouvez être encore un peu plus clair, professeur ?
— Vous vous souvenez que les images que vous m’avez envoyées sont celles du fond diffus cosmologique, autrement dit une photographie de l’Univers dans ses premiers instants au sens astrophysique du terme, c’est-à-dire lorsqu’il avait 380 000 ans. C’est très, très jeune. Je vous rappelle que notre Univers est âgé d’environ 13,7 milliards d’années. Donc, à cette échelle, 380 000 ans, c’est l’âge d’un nourrisson qui vient de naître.
— Je vous suis.
— Bon, à cet âge-là, l’Univers, c’est presque du rien. Rendez-vous compte, les premiers objets visibles et solides que sont les étoiles sont nés lorsque l’Univers avait 100 millions d’années. Donc, à 380 000 ans, il se résume, en gros, à du gaz.
— Je vous suis toujours.
— Or, ce gaz, ou ces gaz, puisqu’il y en avait plusieurs, sont dans l’incapacité totale et physique de produire les décharges énergétiques que l’on relève sur le fond diffus que vous m’avez envoyé. Les points étudiés par Anton émettaient des radiations proches de celles de l’explosion d’une étoile grande comme au moins cent mille fois notre Soleil. Or…