Elle distinguait mal les traits de son interlocuteur au visage obscurci par une capuche à pointe. Pour seul éclairage, il brandissait une torche crépitante faisant danser leurs ombres sur les pierres d’un couloir voûté. Un peu plus loin, on distinguait une série d’arches en ogive qui révélait le jardin du cloître à ciel ouvert. Devant chaque arcade, la pluie dégoulinait dans un vacarme de cascades, et des courants d’air glacés faisaient frémir la flamme de la torche.
Un nouveau roulement de tonnerre vibra dans l’air, alors que le moine relevait la capuche de sa robe de bure et appliquait son index sur ses lèvres en signe de silence. Il devait avoir une cinquantaine d’années, sa barbe blanche taillée court remontait en collier jusqu’à la naissance de ses cheveux tout aussi immaculés et coupés ras. Grace nota ses cernes et son front saillant qu’on imaginait aisément posé dans la paume de sa main au cours de longues séances de lecture. Le regard chargé d’inquiétude, il semblait surveiller les alentours.
— Grace Campbell, inspectrice de police de l’unité de Glasgow.
Elle avait parlé à voix basse en tendant une main à la fois calme et franche.
Le moine sembla soulagé qu’elle accepte de suivre sa consigne de discrétion et lui répondit d’un simple salut de tête.
— Je suis l’abbé Cameron, c’est moi qui ai appelé Elliot Baxter.
Comprenant que le moine déclinait le contact physique, Grace fit mine de se frotter les mains pour se réchauffer et dirigea un regard interrogateur vers la torche.
— Oui, je suis désolé…, chuchota-t-il, la tempête a provoqué une coupure de courant. Mais dans des pièces aussi vastes que celles du monastère, les torches de nos ancêtres éclairent mieux qu’une lampe de poche électrique.
Transie de froid, Grace accueillit la chaleur de la flamme qui lui rappelait la lueur réconfortante de sa lanterne. Puis elle retira sa capuche à son tour pour mettre en confiance son interlocuteur.
— Vous chuchotez par respect pour le silence du lieu ou…
L’abbé ferma les yeux, comme s’il essayait de reprendre ses esprits.
— Non, ce n’est pas par respect… Enfin… si, aussi… mais…
Il s’approcha de Grace, qui sentit la chaleur des flammes sur sa peau, l’odeur de l’huile brûlée et l’âpreté de la robe de bure frotter contre sa main. Le souffle du moine glissa jusqu’à son oreille.
— Si vous saviez ce qu’il lui a fait… à ce si gentil garçon.
Elle perçut la profonde détresse de la voix.
— Vous voulez bien me conduire au corps ? osa-t-elle.
— Attendez !
L’abbé saisit soudainement Grace par le bras. Nerveuse, l’empoigne lui fit l’effet de serres d’aigle écrasant ses os.
— À part frère Logan, qui a découvert le corps, et moi-même, les autres moines ne savent pas encore ce qu’il s’est passé.
L’abbé se retourna vivement, comme s’il avait entendu un bruit. Grace scruta le fond du couloir, mais elle ne vit personne.
— Ils savent encore moins que j’ai appelé la police, susurra-t-il.
— Pourquoi ? murmura Grace, que la poigne de plus en plus crispée du moine fit grimacer.
L’abbé Cameron mordilla les poils de sa barbe dressés près de ses lèvres, sans se rendre compte qu’il faisait mal à la jeune femme.
— Frère Logan a trouvé le corps vers deux heures du matin, et à minuit environ, notre pensionnaire était encore en vie, puisque j’ai moi-même parlé avec lui. Le meurtre a donc eu lieu en pleine nuit. À ces heures, toutes les issues du monastère sont verrouillées. Or, il n’y a eu aucune effraction. Nulle part, j’ai vérifié. Ni sur les portes, ni sur les volets…
Le moine relâcha le bras de Grace, qui fit lentement descendre la fermeture Éclair de sa parka pour glisser la main sur la crosse de son arme.
— Je n’arrive pas à y croire, reprit l’abbé d’un timbre tremblant, mais le coupable est forcément l’un des membres de la communauté… et il est encore là.
– 4 –
— Où sont les autres ? murmura Grace en examinant le couloir de pierre avec une acuité nouvelle.
L’abbé ne pouvait détacher ses yeux du pistolet que la jeune femme tenait fermement dans son poing, le canon pointé vers le sol.
— Mon Dieu, pardonnez-moi. Qu’avons-nous trop péché pour mériter tel châtiment…
Grace lui posa une main réconfortante sur le bras.
— Calmez-vous, frère Cameron. Maintenant, je suis là, vous n’êtes plus seul. Mais j’ai besoin que vous gardiez votre sang-froid, si nous voulons régler cette affaire dans les meilleures conditions. D’accord ?
— Oui… pardon, répondit-il en triturant le chapelet qui lui pendait autour du cou.
— Donc, où sont les autres membres de la communauté ?
— Ce matin, tous les frères sont dans le scriptorium, chacun à la copie de son manuscrit.
— Combien êtes-vous ici au total ?
— Nous ne sommes que cinq. Les ordres n’attirent plus grand monde…
— Si, pour le moment, on exclut frère Logan, qui vous a alerté, et vous-même, il ne reste plus que trois individus, on est bien d’accord ? Pas de jardinier, cuisinier ni autre personnel ?
— Non, nous faisons tout nous-mêmes.
— Et aucun pensionnaire autre que la victime ?
L’abbé Cameron secoua la tête en fermant un instant les yeux.
Grace avait besoin de renforts afin de faire surveiller les issues du bâtiment. Mais Elliot Baxter avait été clair : pas de contact avec la police locale. Elle n’avait plus qu’à faire appel à une équipe de Glasgow qui mettrait plusieurs heures à arriver. Surtout avec cette tempête.
Sans relâcher sa vigilance, Grace écrivit rapidement la demande à son supérieur : « URGENT : suspect probablement encore sur site. Besoin de renforts ASAP. Quatre équipiers. »
— Vous pouvez me conduire à la chambre de la victime sans que personne me voie ? s’enquit Grace en retirant la sécurité de son Glock 17.
— Logiquement, oui, les quartiers des pensionnaires se trouvent à l’opposé du scriptorium. Suivez-moi.
Brandissant sa torche, l’abbé s’empressa d’avancer dans le couloir. Grace lui emboîta le pas.
Son métier lui avait appris à se déplacer avec discrétion et souplesse. Son épaule droite frôlant le mur, son arme braquée vers le bas, elle se tenait un peu en retrait du halo de la torche. Ils longèrent le cloître, où continuaient de s’abattre des trombes de pluie, tandis que le grognement sourd du tonnerre faisait vibrer le sol. Des bourrasques tourbillonnaient dans la cour et des écharpes de courants d’air s’enfuyaient entre les arches pour glisser sur les pierres du couloir tels des fantômes glacés. Grace réprima un nouveau frisson. Était-ce le vent qui s’infiltrait entre ses vêtements détrempés ou la peur qui commençait à se glisser en elle ? La réponse qu’elle reçut de Baxter ne l’aida pas à se calmer. « Renforts en route. Arrivée prévue dans 1 heure par hélico. » Avec la tempête, ils n’atteindraient jamais l’île dans ce délai. Il fallait définitivement qu’elle se débrouille toute seule pour le moment.
L’abbé déverrouilla une autre porte en ogive. Cette fois, aucune bouche sur l’extérieur ne venait refroidir l’air un peu moins humide de cette aile du monastère. Devant Grace, la lueur ronde de la torche esquissait les lignes mouvantes d’un long corridor à la charpente en chêne ponctuée de niches à vitraux, dans lesquelles veillaient des statuettes aux visages longs et tristes.
L’abbé referma la porte à clé derrière lui, non sans avoir vérifié que personne ne les suivait. Foulant le damier en pierre calcaire polie par les siècles, il se dirigea droit devant.