— Je vais passer prendre des affaires chez moi.
— Tu n’as rien d’assez chaud pour le froid qu’on va devoir affronter là-bas. On achètera tout sur place.
Grace entendait déjà le vent glacé gifler la banquise tandis que des volutes de neige givrée lui griffaient le visage. Quand et comment cette enquête allait-elle se terminer ? À l’étrangeté des faits et la brutalité de leur adversaire s’ajoutait désormais l’hostilité géographique. La violente tempête qu’elle avait essuyée en arrivant sur l’île d’Iona aurait dû lui mettre la puce à l’oreille : cette affaire déploierait toute sa hargne pour lui faire plier le genou et peut-être pire encore.
— Il est 19 h 24. On embarque dans moins de deux heures, cela nous laisse juste le temps de manger quelque chose et de trouver de la documentation sur le Groenland.
Grace apprécia l’idée de décompresser afin de se poser pour réfléchir. Elle voulait notamment tenter d’éclaircir un doute qui la perturbait depuis qu’elles avaient quitté l’ancien domicile de Neil Steinabert.
– 33 –
Après avoir fait l’acquisition de trois guides touristiques dans une librairie, Grace et Naïs s’attablèrent dans un coffee shop, devant un plateau de sandwichs, de fruits coupés et de boissons fumantes. Le lieu avait ce charme cosy du salon de thé de village dont les tables en bois brut étaient habillées de napperons et dont les fenêtres s’encadraient de petits rideaux en dentelle aux couleurs gaies. Les conversations feutrées des autres clients s’entrecoupaient parfois d’un tintement de cuillère, du froissement d’une page de livre ou des recommandations enthousiastes de la serveuse sur le choix du parfum d’un muffin fait maison.
Pour la première fois depuis ces deux derniers jours, Grace eut la sensation qu’elle reprenait le contrôle de son temps et de sa vie. Les questions sans réponse n’en tournaient pas moins dans sa tête.
— Vas-y, lui dit Naïs, sans lever les yeux du livre qu’elle avait commencé à lire.
— Vas-y, quoi ? l’interrogea Grace.
— Je vois bien que tu as envie de me demander quelque chose, et j’imagine que ce n’est pas un conseil pour choisir ton dessert.
— Ah oui, donc, tu sous-entends que j’ai le profil physique de celle qui a déjà testé plusieurs fois tous les desserts de la carte, c’est ça ? Dis directement que je suis grosse, ça ira plus vite.
Naïs releva la tête de sa lecture, son joli visage empreint d’un mélange disgracieux d’incompréhension et de malaise.
Grace détourna les yeux, les sourcils froncés, le front plissé par la colère. Puis, les muscles de ses mâchoires oscillèrent, la commissure de ses lèvres se fendit et, n’en pouvant plus, elle éclata de rire.
Naïs laissa échapper un souffle d’amusement et opina du chef, l’air de dire qu’effectivement, elle y avait cru.
— Pardon, s’excusa Grace en avalant une bouchée de sa tarte au beurre écossais, mais j’avais besoin de ce petit moment de défoulement… et si tu avais vu ta tête. On aurait dit une aristocrate qui entend son valet prononcer un gros mot.
— Aristocrate, donc…
— Tu sais que tu es une belle… une très belle femme, Naïs. Mais surtout, tu as cette élégance naturelle, ces épaules droites, ce port de tête un peu prétentieux, juste ce qu’il faut pour intimider, ces hanches souples et fines, les pommettes hautes et taillées au ciseau de Michel-Ange, et pour achever le tout, ces grands yeux bleus en amande qui donnent l’impression que tu as déjà vécu cent ans alors que tu en parais à peine quarante.
Naïs considéra Grace avec un trouble évident brillant au fond du regard.
— Tu sais parler aux femmes, répliqua-t-elle en souriant. Aucun homme ne m’a jamais dit cela…
— Ta beauté doit les paralyser.
Naïs rit de la plaisanterie, mais bien vite, elle retrouva son expression froide et sérieuse, à l’image de Grace qui se referma sur ses angoissantes pensées.
— Il y a quelque chose que j’aimerais savoir, reprit Grace. Où en est Olympe de sa traque de Neil Steinabert ? Je veux dire, on vient de découvrir ses empreintes et on a une piste vers le Groenland. Mais ça fait maintenant presque trois ans que Neil est recherché, si l’on en croit le document déniché dans les bureaux d’Hadès. Or, s’il était la prétendue propriété d’Olympe, ils possédaient forcément ses empreintes. Et s’ils sont si proches des gouvernements, pourquoi n’auraient-ils pas déjà retrouvé sa trace au Groenland ?
Naïs reposa sa tasse de thé.
— C’est une possibilité. Mais n’oublions pas deux choses. Olympe est sans doute de connivence avec les gouvernements, mais de là à ce qu’ils soient aussi bien informés qu’une structure comme la DIA, dont toutes les ressources sont consacrées au renseignement depuis près de soixante ans, c’est peu vraisemblable. Et deuxièmement, je pense que la traque d’Anton et Neil est loin d’être l’une de leurs priorités. C’est certainement un caillou dans leur chaussure dont ils veulent se débarrasser. Mais leur ambition véritable est ailleurs. Selon moi, c’est vers cet autre objectif qu’ils tendent toutes leurs forces. L’élimination d’Anton et Neil doit être une espèce de tâche de nettoyage qu’ils suivent de loin.
— Admettons, mais s’ils veulent tuer ces deux hommes, c’est qu’ils les craignent aussi. Qu’est-ce qui les empêche tout simplement de demander à un ministre de la Défense complaisant de consulter le fichier Interpol pour les aider à retrouver une de leurs propriétés ?
— L’adresse d’un officier de police, le casier judiciaire d’un homme politique, tout ça, je veux bien, parce que c’est facile à obtenir. Tu le sais comme moi. Mais tu n’as peut-être pas l’habitude de travailler avec l’international. Or, la consultation du fichier Interpol impose de respecter un protocole très précis qui suit une chaîne de commandements impliquant plusieurs personnes. Ils n’ont peut-être pas envie de prendre le risque d’éveiller les soupçons auprès d’employés méticuleux et honnêtes qui ne seraient pas ralliés à leur cause. Surtout si la menace que représentent Anton et Neil n’est pas immédiate.
— Jusqu’à ce qu’on s’en mêle…
— Sur ce point, je suis d’accord. L’assassin chargé de les éliminer a dû demander plus de moyens. Néanmoins, comme toute grosse structure, il lui faut le temps de réagir. On a peut-être encore un peu d’avance sur eux.
Grace but à son tour son thé et posa sa tête sur ses avant-bras. Elle se repassa le fil des événements depuis la découverte du corps excérébré dans le monastère, repensa aux hypothèses du professeur Barlow, à l’entrepôt de cercueils, en se demandant si elle finirait par réussir à assembler toutes les pièces de cet étrange puzzle.
L’effort de réflexion, conjugué à la fatigue physique, la fit glisser dans une torpeur dont elle fut subitement tirée par la sonnerie de son téléphone indiquant l’arrivée d’un SMS.
En face d’elle, Naïs était toujours plongée dans son guide touristique. Grace étira sa nuque ankylosée et pianota dans le vide pour chasser l’engourdissement de sa main.
Puis elle sortit son téléphone de sa poche pour prendre connaissance du texto qu’elle avait reçu. Là où elle s’attendait à une note envoyée à toutes les polices, comme cela arrivait souvent, elle découvrit un étrange message.
Connecte-toi à cette adresse : http://www.reveal-no-steal.com/56b
Tu vas adorer.
Le numéro de l’expéditeur lui était inconnu. Était-ce Elliot Baxter qui la contactait encore avec un nouvel appareil ? Non… la formulation, le lien Internet, tout cela ressemblait davantage à une arnaque téléphonique. Mais cela semblait peu probable sur un portable professionnel de la police écossaise…