Le légiste ne pourrait pas la rejoindre avant la fin de la tempête, et si l’assassin se trouvait bien entre ces murs, il ne tarderait pas à se douter de la présence de la police. Comment réagirait-il ? Le temps était compté. Procédure inhabituelle, elle envoya les clichés à Wallace Murray, accompagnés d’un message : « Heure de découverte du corps : 2 h 15 du matin selon témoin. Premières déductions ? Idée sur la nature de la matière blanche sous le nez ? À noter une souplesse/légèreté dans la manipulation du crâne. »
En attendant une réponse, elle inspecta la cellule. Compte tenu de la chaise renversée, des draps chiffonnés et surtout de l’état du corps de la victime, nul doute que le jeune homme avait essayé de se défendre contre son assassin. Cette lutte avait dû faire du bruit, mais pas assez pour alerter les moines dormant de l’autre côté du monastère.
Grace ouvrit l’armoire en chêne, y trouva quelques vêtements, deux paires de chaussures, une valise vide et un passeport posé sur une étagère. Il était au nom d’Anton Weisac, né le 25 octobre 1995 à Édimbourg. Elle communiqua immédiatement l’identité de l’homme à Elliot Baxter afin qu’il se renseigne sur cet individu dont les papiers ne stipulaient aucun voyage en dehors de l’Écosse. Elle ajouta une photo de la victime.
Grace refermait le placard quand elle entendit des voix dans le couloir. L’abbé lui avait pourtant assuré que personne ne viendrait ici, au moins pendant une heure.
Elle se faufila derrière la porte entrouverte et écouta.
— Mais vous av… avez dit qu… que vous alliez nous rejoindre… et vous… vous venez pas !
Bien que provenant d’un homme, la voix était très aiguë, le débit précipité, avec des bizarreries de prononciation.
— Frère Colin, je vous répète que je suis allé récupérer des nouvelles torches à la remise parce que la tempête s’apprête à durer.
— Je vous ai… je vous ai… je vous ai cherché dans tout le monastère !
— Vous avez eu peur que je vous abandonne, mais vous savez que je ne ferai jamais une chose pareille.
L’abbé parlait d’un timbre chaud et enveloppant, mais Grace sentait poindre la peur sous cette apparente assurance.
— Mais pourquoi vous… vous avez un blou… un blouson tout mouillé avec vous ?
La jeune femme se mordit les lèvres.
— Parce que je suis allé vérifier le disjoncteur principal, qui est dehors, et vous le savez, frère Colin. Maintenant…
— Mais pourquoi vous… vous… vous êtes devant chez le pensionnaire Anton ? Il y a quel… quelque chose ? Et puis sa porte est ouv… ouverte. Oui, sa porte est ouverte et il y a de la lumière.
Grace se raidit et paria que l’abbé avait pâli. Au même moment, son téléphone vibra dans sa poche et deux sonneries se firent entendre avant qu’elle n’ait eu le temps de rejeter l’appel.
— C’était… c’était quoi, ce bruit ? Hein ? Anton, vous êtes là ?
— Cette fois, ça suffit, frère Colin ! tonna l’abbé. Si inquiet que vous soyez, je vous interdis de passer outre à mon autorité. Vous allez immédiatement regagner le scriptorium et demander pardon à notre Seigneur pour l’offense que vous faites à l’un de ses représentants terrestres !
— Oui, pardon…, gémit le moine.
Et des pas s’éloignèrent.
Grace rejoignit l’abbé.
— Le vernis craquelle, inspectrice, vous avez trouvé quelque chose ?
— Pas encore. Qui était ce frère ? Pourquoi était-il là ?
— Frère Colin a un léger retard mental et il panique dès qu’il ne me voit pas pendant une heure, déplora l’abbé. Je ne crois pas qu’il soit venu jusqu’ici parce qu’il est mêlé à ce meurtre, je pense qu’il m’a vraiment cherché partout.
— Vous en êtes certain ?
L’abbé Cameron secoua la tête en poussant un profond soupir.
— Je… ne suis plus sûr de rien, inspectrice. Après tout…
— … un assassin ne revient pas toujours, en tout cas, pas si vite, sur le lieu de son crime, mais une personne avec un retard mental… Frère Colin a-t-il déjà fait preuve de violence ?
— Non, jamais ! Pas même à l’égard d’un animal.
— Pour l’instant, pouvez-vous m’assurer qu’il va rester au scriptorium jusqu’à nouvel ordre ?
— Oui, il m’écoute et craint le châtiment divin plus que n’importe lequel d’entre nous.
Grace consulta son portable. C’était Elliot Baxter qui lui avait téléphoné. Elle regagna la cellule en le rappelant, son oreillette en place.
En attendant qu’il décroche, elle étudia le bureau, où une pile de magazines scientifiques s’était écroulée. Elle les feuilleta à la recherche de notes ou de marque-pages, mais ne trouva rien de particulier. Elle souligna, en revanche, la présence d’une feuille punaisée sur une planche de liège accrochée au mur.
— C’est Grace, j’étais en train de…
— J’ai envoyé une équipe à Édimbourg, à l’adresse indiquée sur le passeport de cet Anton Weisac, la coupa Elliot Baxter sans préambule. Pour le moment, on n’a rien sur lui, il n’a jamais été fiché. On n’a même pas trouvé de profil sur les réseaux sociaux. Qu’est-ce que tu as d’autre ?
— Rien de clair pour l’instant, répondit Grace en survolant ce qui était écrit sur la feuille qu’elle venait de dénicher. L’assassin savait que la police viendrait tôt ou tard, il a donc forcément nettoyé la scène. Sans la scientifique, je ne peux rien voir. Je vais aller questionner les moines, mais si je parviens à démasquer le coupable, je ne sais pas comment il va réagir. J’espère que les quatre équipiers seront là d’ici peu. Je te tiens au courant.
— Attends les renforts avant de faire les interrogatoires.
— Non, tu sais bien que plus on laisse passer de temps, plus l’assassin reprend ses esprits et plus il est préparé.
— Il vaut mieux pour nous tous, et toi la première, que tu aies raison.
— Hey, Elliot. OK, j’ai commis une grave erreur il y a un an, mais je te signale que je ne suis pas pour autant une débutante.
— On verra.
Et il raccrocha.
Grace observa le plafond, indécise : jeter son téléphone par terre ? Attendre les renforts, comme Elliot le lui avait demandé ? Le rappeler pour lui dire d’aller se faire voir ? Les options étaient nombreuses, mais elle choisit la seule valable à ses yeux : conserver son calme et se faire confiance.
Elle s’empara du document punaisé pour découvrir qu’il s’agissait d’un planning hebdomadaire des activités du monastère. Le lundi était consacré au jardinage et à l’entretien du cimetière ; le mardi, dédié au nettoyage du linge ; le mercredi, donc la veille, à l’entretien des parties communes ; le jeudi, le vendredi et le samedi, à la recopie de manuscrits, et le dimanche, à la préparation des repas de la semaine. Une recommandation avait été ajoutée en bas de page : « Merci de respecter scrupuleusement cet emploi du temps, comme nous nous attachons nous-mêmes à le faire, pour le serein fonctionnement de notre communauté. »
Grace soupira en reposant la feuille et se retourna pour embrasser la pièce d’un seul regard. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser ce jeune homme à s’isoler si longtemps dans ce monastère perdu ?
Un sourire ironique passa sur ses lèvres et elle leva au ciel ses grands yeux noisette à l’idée qui venait de la traverser. Ne serait-elle pas la première à avoir envie de s’installer ici pour être tranquille avec ses livres et ses petits rituels pour seule compagnie ? Elle admit volontiers qu’un mois ou deux, voire un an de retraite la séduirait sans hésitation. Mais deux ans et demi ? Si Anton Weisac était tant versé dans le savoir que l’abbé le disait, il aurait dû rejoindre une école ou une université. À tout le moins, un lieu où les dernières découvertes se trouvaient à portée de main. Pourquoi était-il là ? Que cherchait-il ou, à l’inverse, que fuyait-il ?