— C’est donc ce principe de récompense aléatoire qui se trouve au cœur des outils conçus par Olympe et qu’utilisent les géants du numérique ? demanda Grace.
— Oui. C’est Olympe qui leur apprend à introduire cette arnaque dans chacun de leurs produits. L’algorithme de Tinder, l’application de rencontres, vous promet de vous proposer des profils de personnes qui vous correspondent parfaitement. En vérité, le programme pourrait le faire en quelques secondes. Mais vous ne deviendriez pas accro, car vous auriez tout de suite votre récompense. Donc, Tinder introduit exprès un principe d’incertitude. Vous faites défiler les gens pendant disons dix secondes. Vous voyez quelques profils vaguement intéressants, d’autres qui ne vous attirent pas du tout, et puis, soudain, un profil que vous adorez ! C’était inespéré : shoot de dopamine. À partir de ce moment, vous vous dites que ce genre de récompense peut tomber n’importe quand. Vous allez donc faire défiler des profils encore et encore dans l’espoir de revivre cet état de satisfaction. Tinder n’est plus une application de rencontres, elle devient un jeu. Chez Olympe, on a d’ailleurs appelé cette méthode la gamification.
— Vous parliez de Facebook, tout à l’heure, le relança Grace. Ils utilisent le même principe ?
— Parfaitement. Son fil d’actualité pourrait beaucoup mieux cibler les informations qui vous intéressent, mais vous y passeriez moins de temps. Donc, en moyenne, pour cinq posts qui ne vous ciblent pas, vous en avez un qui tombe pile sur ce qui vous intéresse et vous apporte cette petite dose de satisfaction dopaminée. Comme pour Tinder, vous vous dites qu’une autre « récompense » peut arriver d’ici cinq ou dix pages. La gamification est enclenchée, et l’utilisateur se retrouve dans une spirale infernale. Quel que soit le réseau social grand public, c’est le même principe. C’est ainsi qu’on a calculé qu’un Européen fait défiler l’équivalent de cent quatre-vingt-trois mètres de pages par jour sur son téléphone. C’est… je ne sais pas… deux fois la hauteur de la statue de la Liberté à New York.
— C’est exactement le même principe que les machines à sous, conclut Grace.
— C’est tout à fait ça… sauf que toutes ces applications sont déguisées en outils censés vous rendre la vie plus facile, plus attrayante. Donc, c’est encore pire que les machines à sous, qui ont au moins le mérite d’afficher clairement leur fonctionnement aléatoire, et qui, je le précise, sont interdites aux mineurs.
Neil serra les poings.
— Parce qu’à mes yeux, le pire est là. La plupart des applications qui utilisent la gamification ciblent en priorité les jeunes. Elles les conditionnent dans des états d’alerte permanents, les poussent à commenter, aimer, ne pas aimer, critiquer sous une pression de la rapidité, à l’exact opposé de l’intelligence qui demande un temps de réflexion. On en fait des machines à clic dépourvues de discernement. Enfin, pas tous…
— Comment ça ? réagit Grace, qui repensait à cette mère qu’elle avait croisée avant-hier et dont le petit garçon avait les yeux rivés sur un téléphone.
— Vous avez constaté qu’Olympe joue sur tous les tableaux sans aucun scrupule. Vous savez donc ce qu’ils ont fait ? Ils ont créé aux États-Unis des écoles garanties sans écran. Pour qui ? Vous l’avez deviné : les enfants des dirigeants de toutes ces entreprises à qui Olympe vend ses technologies d’addiction. Des parents qui travaillent entre autres pour Facebook, Tinder, Snapchat et qui, en coulisses, disent, et je les cite, que leurs enfants ne sont pas autorisés à utiliser cette merde.
La boucle était bouclée, songea Grace. Mais il lui manquait encore un maillon du raisonnement.
— La plupart des applications que vous citez sont gratuites ; comment les entreprises du numérique gagnent-elles de l’argent et payent-elles donc Olympe ?
— C’est simple, plus vous passez de temps sur une application, plus vous interagissez avec elle, plus vous donnez de l’information à une entreprise : ce que vous aimez ou non dans la vie, les gens que vous fréquentez, votre niveau de langage, les endroits d’où vous vous êtes connecté, l’âge de vos enfants, vos peurs, vos espoirs. Ces données sont ensuite revendues à d’autres compagnies, qui vont s’en servir pour vous envoyer des publicités correspondant à votre profil. Voilà d’où vient l’argent. Imaginez une femme qui n’a presque aucun match sur Tinder, eh bien, cette information vaudra de l’or pour une entreprise qui propose des relookings, des stages de prise de confiance en soi, ou même des relations tarifées. Les géants du numérique gagnent ainsi des sommes folles sur lesquelles Olympe prélève un très gros pourcentage.
La voix de Neil retomba dans la cabine métallique. On n’entendit plus que le souffle du vent glissant sur la glace et s’infiltrant entre les amarres gelées du navire.
— Vous savez maintenant pourquoi Anton et moi avons décidé de fuir Olympe. Nous ne rêvions que de science, de découvertes, de progrès, d’éveil des intelligences. Alors, pour rien au monde, nous ne voulions être les artisans de l’anéantissement de notre civilisation.
Grace admirait le choix de ces deux hommes, qui les avait condamnés à l’exil à vie et, pour l’un d’eux, à la mort.
— Pourquoi ne dévoilez-vous pas tout ce que vous venez de nous dire sur Olympe à la presse ? Il faut que les gens sachent la vérité.
— Parce que, d’une part, il est beaucoup plus facile de tromper les gens que de leur expliquer qu’ils ont été trompés. Les humains n’aiment pas qu’on leur montre leurs erreurs, ils disent qu’on cherche à les culpabiliser, qu’on leur gâche leur plaisir et que l’on voit le mal partout. Si on avait retiré les jeux du cirque aux Romains sous prétexte de cruauté et d’abrutissement, cela aurait été la révolution…
— Essayez au moins… Vous n’avez pas accumulé toutes ces preuves pour ne rien dire. La faute serait tout aussi inexcusable !
— Vous avez pu constater le temps que j’ai dû prendre pour vous expliquer les coulisses de cette destruction intellectuelle ? Mais quel média le prendra ? Et encore, s’il n’est pas contrôlé par Olympe, qui me fera censurer pour « complotisme » ou incitation à la haine.
— Vous n’avez pas le droit de ne pas tenter.
Le scientifique toucha son front proéminent, l’air grave.
— Si je parle, on cherchera à savoir qui je suis et qui était Anton… et l’information fera passer mon message au second plan. Tout le monde ne parlera plus que de notre origine, je vivrai l’enfer et je deviendrai inaudible.
Grace inclina sa tête sur le côté, comme chaque fois qu’elle avait un doute sur les propos de son interlocuteur.
— Neil Steinabert.
Naïs venait de prendre la parole pour la première fois depuis leur arrivée. Grace la regarda avec étonnement. Qu’allait-elle dire après son long silence ?
Le savant considéra l’agente de la DIA, semblant savoir ce qu’elle allait demander.
— Alors, vous connaissez la vérité, vous.
— Vous aviez besoin de nous raconter tout ce que vous aviez sur le cœur. Mais maintenant, dites-lui, ajouta Naïs.
— De quoi parles-tu ? Tu me caches quoi ?
— J’avais besoin de le vérifier de mes propres yeux avant de t’en parler, Grace. Neil, dites-lui pourquoi vous êtes la propriété d’Olympe.
Le savant blêmit et regarda Grace, les lèvres tremblantes.
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— Désormais, vous le savez, d’ici quelques années, l’intelligence deviendra une denrée aussi rare que l’eau. Et comme l’eau, l’intelligence sera l’objet d’une guerre.