Neil semblait encore plus meurtri que lors de son exposé précédent.
Grace se tut, laissant au savant le temps pour trouver la force de dire ce qu’il avait tant de mal à révéler.
— Olympe a donc décidé de fabriquer et de vendre de l’intelligence. De la super-intelligence. En d’autres termes, ils veulent devenir le plus grand fournisseur de génies.
Il reprit son souffle.
— Or, les dirigeants d’Olympe ont constaté que depuis près d’un demi-siècle, le monde n’avait plus créé de génie universel et internationalement reconnu. Des femmes et des hommes capables de produire des sauts scientifiques, technologiques ou artistiques si novateurs que l’humanité en était changée à jamais. À leurs yeux, notre espèce s’est essoufflée, devenant incapable de donner naissance à des esprits aussi visionnaires que Léonard de Vinci, Copernic, Galilée, Picasso, Mozart, Socrate, Tesla, Marie Curie…
Neil secoua la tête, comme s’il ne croyait pas lui-même à ce qu’il allait dire. Il prit une profonde inspiration et parla sans oser regarder Grace dans les yeux.
— Alors, Olympe a décidé de cloner les génies du passé.
— C’est ce qu’ils ont appelé le projet Métis, souffla Grace, médusée. La création de l’intelligence suprême…
Avec qui discutait-elle depuis tout à l’heure ? Qui étaient vraiment Neil et Anton ?
— Pour Anton et moi, Olympe n’a pas eu grand mal à prélever l’ADN nécessaire au clonage, reprit le savant. Le cerveau de mon modèle originel a été subtilisé à sa mort alors que son propriétaire avait expressément demandé à être incinéré. Quant au corps d’Anton, il est encore religieusement enterré à l’abbaye de Westminster…
L’inspectrice déglutit avec difficulté. Sa gorge semblait palpiter et des taches s’agitaient devant ses yeux.
— Pour nous aider à conserver un lien viscéral avec notre modèle, Olympe nous a donné des noms et des prénoms qui utilisaient les mêmes lettres que l’identité de notre archétype… une anagramme.
Grace réfléchissait à toute vitesse. Les lettres de Neil Steinabert flottaient dans sa tête et se recombinaient dans tous les sens jusqu’à ce que la réponse lui apparaisse. Ses mains tremblèrent, et sa voix incrédule ne fut plus qu’un filet étranglé.
— Albert Einstein…
Neil hocha la tête. La ressemblance était désormais évidente et expliquait son impression de déjà-vu. Neil était la copie vivante du brillant physicien lorsqu’il était jeune. Naïs, elle, l’avait immédiatement reconnu.
Grace se frotta les yeux et le front, incapable de prendre la mesure de la situation. Puis les lettres d’Anton Weisac dansèrent à leur tour dans sa tête, jusqu’à recombiner le nom de celui que certains considéraient comme le génie le plus important de tous les temps avant Einstein.
— Isaac Newton…, murmura-t-elle. Anton était Isaac Newton.
Un long silence s’installa dans la salle du navire. Tout s’emboîtait dans l’esprit de Grace. Neil et Anton étaient les propriétés de Métis au sens propre, ils avaient été créés par elle. La complexité des recherches d’Anton en astrophysique était tout sauf fortuite, de la part de celui qui avait offert au monde la découverte de la gravité. Et leur cerveau avait une telle valeur qu’Olympe avait préféré le réduire en bouillie plutôt que de le voir exploité par un concurrent.
— Grace…, commença Naïs. Je vais demander quelque chose à Neil. Je te promets que je t’expliquerai ensuite, mais, en attendant, ne m’interromps pas, d’accord ?
— Pourquoi devrais-je le faire ?
— Parce que… je ne t’ai pas dit toute la vérité sur l’objectif de ma mission.
Grace frissonna de peur. Naïs lui avait menti ? Elle avait bien nourri quelques doutes après avoir visité la maison de Neil et à l’aéroport de Nuuk, mais elle les avait chassés et lui avait accordé sa confiance. Ce don qu’elle avait refusé à tous depuis des années ? Instinctivement, elle serra l’anneau qu’elle portait au pouce, à s’en faire mal. Les murs tanguèrent. C’en était trop, elle perdit pied. Elle n’eut même pas la force de réagir. Perdue, désorientée, elle pouvait tout juste écouter.
— Que voulez-vous ? s’enquit Neil en s’adressant à l’agente de la DIA.
— Je vais avoir besoin de vous.
Le génie esquissa un petit sourire.
— Pour faire tomber Olympe ?
— Non. Le Pentagone a besoin de votre intelligence, mais cela n’a rien à voir avec Olympe.
Grace était de plus en plus déroutée.
— De quoi s’agit-il ? reprit Neil, méfiant.
— C’est quelque chose qui concerne toute l’humanité. Et que seul un esprit comme le vôtre pourrait peut-être comprendre, Neil. Quelque chose que même votre ancêtre biologique n’aurait pu imaginer voir un jour dans ses rêves les plus fous et…
Naïs ne termina pas sa phrase. Une violente secousse ébranla le navire dans une tempête de fournaise.
– 50 –
Grace n’entendait plus, ne voyait plus, elle ne percevait que la brûlure sur son visage et les contusions dans tout son corps. Au contact du sol, elle en déduisit que le souffle de l’explosion l’avait jetée à terre. Où était Naïs ? Où était Neil ? Et dans quel état ? Elle parvint à entrouvrir les yeux et, derrière un voile flou, elle distingua une silhouette s’approcher de l’escalier descendant dans la cale. Elle reconnut Naïs et voulut se lever à son tour, mais toute la pièce se mit à tourner, la condamnant à rester à terre. À ses côtés, elle vit le corps de Neil, inerte, contre l’un des murs. Était-il encore vivant ?
Deux coups de feu détournèrent l’attention de Grace. Naïs avait tiré deux balles avant de faire irruption face aux marches menant au pont. Deux autres détonations résonnèrent. Grace reconnut la déflagration d’un fusil et Naïs poussa un cri en lâchant son pistolet, son bras droit ruisselant de sang. Tandis qu’elle tombait à la renverse, un corps dévalait l’escalier pour débouler dans la cabine.
Gabriel. Ce dernier se remit debout plus vite que Naïs, malgré la blessure qu’elle lui avait visiblement infligée à la cuisse. Son arme ayant atterri trop loin de lui, il dégaina un couteau glissé à sa ceinture et boita jusqu’à l’agente américaine, qui ne se relevait pas.
— Naïs ! hurla Grace.
En dépit des douleurs à l’épaule et au bras, Grace réussit à saisir son pistolet et visa. Mais elle voyait flou et ses membres lui faisaient si mal qu’elle n’arrivait pas à stabiliser son canon. Deux balles fusèrent et on les entendit ricocher contre le métal, sans toucher leur cible. Gabriel, qui s’était arrêté, se traîna de nouveau jusqu’à Naïs. Cette dernière gémit et remua. Grace puisa dans les plus profondes ressources de son corps et de son âme pour se lever. Elle ne pouvait pas rester là et regarder sa coéquipière se faire achever. Les jambes écartées pour essayer de maintenir son équilibre aussi longtemps que possible, elle s’élança vers le tueur, tituba et tira au jugé devant elle en chutant, battue par le vertige.
Quand elle rouvrit les yeux, l’assassin la dominait. Il posa un genou à terre. Grace tenta de le frapper, mais elle n’avait plus de force. Il lui arracha son pistolet des mains, la retourna et lui lia les poignets à lui cisailler la peau. Immobilisée, Grace le vit faire de même avec Naïs. Puis il les transporta l’une après l’autre contre un mur et les obligea à s’asseoir. La tête dodelinant sur sa poitrine, Grace perçut le mouvement d’un corps que l’on fait glisser. Quand elle releva la tête, Gabriel leur faisait face, Neil à genoux à ses côtés, vivant, mais chancelant, les mains nouées dans le dos.