Grace consulta son téléphone. Toujours pas de réponse du légiste. Dehors, elle entendait encore la pluie se déverser à torrents. Elle reprit la torche et retourna dans le couloir. L’abbé approcha immédiatement d’elle à grands pas.
— Alors ?
— Donnez-moi la clé de la chambre de la victime, s’il vous plaît, chuchota Grace.
Il lui tendit un trousseau.
— C’est celle-là, précisa-t-il.
Grace referma la porte en silence, détacha la clé du trousseau et la rangea dans sa poche. L’abbé la regarda faire en silence.
— Je suis désolée, dit-elle enfin, je ne peux rien conclure pour le moment. En revanche, vous qui aviez l’air de bien connaître Anton, vous devez savoir pourquoi il était pensionnaire au monastère depuis si longtemps, non ?
Elle avait légèrement changé l’intonation de sa voix pour la rendre moins douce, plus autoritaire.
L’abbé passa une main sur son crâne, visiblement embarrassé.
— C’est une question qui semble vous déranger, remarqua la jeune femme. Êtes-vous bien certain de me dire tout ce que vous savez ?
Il fronça ses épais sourcils blancs, mais n’affronta pas pour autant Grace, qui avait redressé le menton et penché la tête sur le côté, l’air bien plus décidée à déceler la vérité qu’au début de son interrogatoire.
— À son arrivée, j’ai essayé de lui demander pourquoi il était là, commença l’abbé, mais il s’est braqué et m’a répondu qu’il était venu jusqu’ici justement pour qu’on ne lui pose aucune question. J’ai compris qu’il ne fallait pas insister.
— Il comptait rester combien de temps encore ?
— Pour être très honnête, j’ai l’impression qu’il ne serait jamais reparti, inspectrice.
L’abbé s’adossa au mur, l’air effondré. Dans la lueur des flammes, Grace discerna le reflet de larmes qui affluaient au bord de ses yeux.
— Qui a pu faire une chose pareille ? Et pourquoi ? Pourquoi ?
Entendant sa propre voix se casser sous l’émotion, le moine se reprit aussitôt.
— Si notre Seigneur en a décidé ainsi, c’est qu’il avait ses raisons…
— Frère Cameron, intervint Grace, je vais devoir interroger tous les moines.
— Mais le tueur risque de commettre l’irréparable s’il se sait démasqué…
— S’il est malin, il ne réagira pas. Sinon… il faudra improviser, mais c’est mon métier, pas le vôtre. D’accord ? Vous, ne tentez rien.
— Bien, bien…
L’abbé se signa.
— Mais, avant toute chose, je vais aller inspecter les chambres. Y compris la vôtre, ajouta Grace avec un pincement de lèvres qui voulait dire qu’elle était désolée, mais qu’elle n’avait pas le choix.
Il lui lança un regard plus noir que ce à quoi elle s’attendait. Elle ne se démonta pas, le considérant de ses grands yeux patients.
— Si vous pensez que ça peut aider.
Le téléphone de la jeune femme sonna de nouveau. Elle se retourna pour décrocher.
— Grace Campbell, c’est le docteur Murray, dit une voix rocailleuse.
— Merci de rappeler. Alors ?
— Inspectrice, si je ne me trompe pas sur la nature de la substance rosée, ce n’est pas à un crime ordinaire que vous avez affaire, cela va bien au-delà.
– 6 –
Grace fit signe à l’abbé de lui accorder un instant et elle s’enferma dans la cellule de la victime.
La pluie s’était arrêtée et le ciel laissait filtrer une lumière grisâtre qui éclairait tristement la chambre.
— Pourquoi dites-vous ça ? demanda-t-elle au médecin légiste.
— D’abord, je voudrais vérifier quelque chose avec vous. À mon avis, on ne sera pas sur l’île avant un moment, d’après la météo. Si vous voulez avancer, il va falloir que vous mettiez un peu les mains dans le cambouis à ma place. Vous avez un stylo sur vous ?
— Oui.
— Bon, ce n’est pas l’idéal, mais faute de mieux, soyons astucieux. Je préfère vous prévenir, ça ne va pas être très plaisant, mais… vous avez dû en voir d’autres.
— Vu, oui… pratiqué, pas forcément, répondit Grace avec une légère appréhension.
— Bien, vous êtes à côté du corps ?
Elle s’agenouilla.
— C’est bon.
— Vous allez à présent glisser le stylo dans la fosse nasale gauche de la victime. Progressez avec précaution. Vous me dites lorsque vous sentez une résistance.
Grace s’exécuta en grimaçant à l’idée de subir la même chose.
— Alors ? insista le médecin.
Elle avait déjà introduit la moitié et fut surprise de voir la sonde improvisée continuer à s’enfoncer.
— Rien… et le stylo est intégralement inséré dans la fosse nasale.
— C’est bien ce que je pensais…, souffla le docteur Murray. Enlevez-le délicatement.
Grace déposa l’objet souillé d’un liquide rougeâtre à côté du visage du cadavre.
— Vous pensiez quoi ?
— Si vous êtes parvenue à entrer la sonde aussi loin, c’est que l’os ethmoïde a été brisé. C’est celui qui fait la séparation entre la cloison nasale et le cerveau. Et compte tenu de l’apparence de la substance rosée que vous avez trouvée sous le nez, il y a 90 % de chances que la victime ait été excérébrée.
— Quoi ?
— On lui a retiré le cerveau.
Avec l’odeur de sang caillé et de cadavre qui baignait l’étroite cellule, Grace sentit le besoin de s’asseoir un instant.
— Inspectrice ?
— Oui… je vous écoute.
— L’assassin a très probablement procédé comme le faisaient les embaumeurs de momies dans l’Égypte antique. Il a introduit un crochet métallique dans la narine, transpercé l’os ethmoïde, puis il a réduit le cerveau en bouillie en agitant rapidement l’outil de gauche à droite de manière que la cervelle liquéfiée s’écoule ensuite par l’orifice. La substance qui a séché sous le nez est très certainement un résidu de la cervelle de la victime.
Grace comprenait maintenant pourquoi le crâne lui avait semblé si léger lorsqu’elle l’avait manipulé.
— Compte tenu des marques à la face que j’ai pu constater sur les photos que vous m’avez envoyées, reprit le légiste, il n’est pas interdit de penser que la victime ait pu être vivante au moment de l’excérébration. Mais cela demandera un examen plus poussé.
Mesurant la cruauté du possible supplice, Grace ferma les yeux, comme un croyant se recueillerait sur la tombe d’un proche.
— Merci, docteur Murray, souffla-t-elle. Faites au plus vite.
Elle raccrocha alors que les questions se bousculaient dans sa tête. Pourquoi retirer le cerveau de sa victime ? Elle n’avait jamais entendu parler d’un cas similaire. Ni sur le terrain, ni dans la littérature judiciaire qu’elle avait étudiée à l’école de police, il y a plus dix ans. Pour quelle raison pouvait-on mutiler quelqu’un ainsi ?
Les paroles de l’abbé sur la personnalité d’Anton lui revinrent en mémoire. Il n’avait cessé de louer sa culture, son goût du savoir, la vivacité de son esprit. Cette excérébration était-elle la vengeance absolue d’une personne jalouse de l’intelligence d’Anton ? Si jalouse qu’au-delà de la mort, elle aurait voulu détruire la source même de cette intelligence ?
Des coups frappés à la porte de la chambre la tirèrent de ses pensées.
— Inspectrice, souffla l’abbé. Il ne reste plus que dix minutes avant la fin du travail de copie de manuscrits. Mes frères vont ensuite quitter le scriptorium pour aller prier à la chapelle pendant une demi-heure et je me devrai d’être avec eux. Si vous voulez visiter les cellules…