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Elle le remercia et s’apprêta à quitter le bureau, quand son supérieur la rappela.

— Grace, de ce que j’ai compris de ton rapport, l’entraide entre toi et Naïs Conrad a été d’un niveau rarement atteint entre partenaires. Je voulais te dire que j’étais désolé de sa mort.

— Merci, répondit Grace sans se retourner.

– 57 –

À Carleton, dans le Minnesota, la cloche du collège retentit au sommet du bâtiment gothique de briques rouges. Quelques instants plus tard, les élèves commencèrent à sortir dans un brouhaha de discussions, pour se disperser sur les chemins sillonnant les espaces verts du campus fraîchement tondus et baignés de soleil. Au pied de la volée de marches de l’entrée, Grace guettait.

La plupart des jeunes collégiens se déplaçaient sans prendre garde à ce qui se trouvait devant eux, les yeux sur l’écran de leur téléphone. Chacun semblait répondre à ses obligations sur les réseaux sociaux, lorsqu’un des élèves interpella son groupe de camarades pour leur montrer quelque chose. Des exclamations de surprise, des rires et des interrogations fusèrent. D’autres se rassemblèrent pour voir ce qui déclenchait ces réactions, et consultèrent à leur tour leur portable. Bientôt, ce fut tout le campus qui regardait une vidéo que Grace avait vite reconnue en entendant certains extraits sonores.

En arrivant à l’aéroport de Minneapolis, elle avait posté le témoignage de Neil sur YouTube. Cela faisait à peine une heure, mais il comptabilisait déjà plus d’un million de vues et les sites d’information l’avaient immédiatement repris pour le rediffuser et en faire la une de leurs publications. Dans les commentaires, certains internautes expliquaient que la vidéo avait été retirée à plusieurs reprises du réseau, mais que, chaque fois, elle était relayée par d’autres personnes, si bien que ceux qui cherchaient à la faire disparaître n’y parvenaient pas. Et cette tentative de censure n’avait fait qu’attiser les curiosités.

Étonnée de voir que toutes ces jeunes personnes ne décollaient pas leur regard de l’écran malgré la longueur du témoignage, Grace reprit un peu espoir. Peut-être que le testament de Neil allait effectivement réveiller les consciences.

Elle sortit de ses pensées lorsqu’elle aperçut une belle adolescente quitter l’établissement avec un groupe d’amies. Grace la reconnut aussitôt. La jeune fille d’environ douze ans ne souriait pas, ne parlait pas, et ses camarades semblaient mettre un soin particulier à l’entourer. Elles aussi consultaient leur téléphone avec assiduité.

Grace s’approcha avec un sourire et de la bonté dans le regard.

— Bonjour, je m’appelle Grace Campbell, tu es bien Elena Conrad ?

La collégienne s’arrêta, avec la même expression que celle de sa mère lorsqu’elle était méfiante.

— Je peux te parler un instant ?

— Comment connaissez-vous mon nom ? demanda-t-elle, les sourcils toujours froncés.

— J’étais une amie de Naïs, ta maman.

Elena serra les dents et hocha le menton, le visage fermé.

— Je sais que tu ne la voyais pas souvent, et…

— … c’est pour ça que sa mort ne change pas grand-chose, asséna l’adolescente, en tournant les talons pour rejoindre ses copines.

Grace comprenait cette colère mêlée de peine. La jeune fille se protégeait comme elle pouvait.

— Elena, attends, ce que j’ai à te dire est important pour toi. Vraiment.

La collégienne sembla réfléchir et finit par faire signe à ses amies qu’elle les rejoindrait.

— Je vous écoute…, soupira-t-elle d’un air impatient, presque excédé.

— Je n’ai pas connu ta mère longtemps, mais nous avons traversé toutes les deux des épreuves qui, disons, accélèrent une relation. Et j’étais à ses côtés lorsqu’elle nous a quittés.

— Qu’est-ce que ça peut me faire ?

— Avant de mourir, elle n’a pu prononcer que quelques mots. Et ils ont été pour toi, Elena.

La jeune fille fronça de nouveau les sourcils, mais cette fois, Grace sut que c’était pour dissimuler son émotion.

— Elle m’a demandé de te dire qu’elle t’avait toujours aimée et que là où elle serait, elle veillerait toujours sur toi, comme elle aurait dû le faire en ce monde.

La mâchoire de l’adolescente se crispa, ses lèvres tremblèrent et ses yeux s’embuèrent.

Grace tira la photo élimée que Naïs gardait sur elle, et lui tendit.

— Si elle est dans cet état, c’est que ta mère la portait sur elle en permanence, où qu’elle soit. Elle ne m’a pas demandé de te la donner, c’est moi qui l’ai trouvée sur elle. Je pense que c’est bien que tu l’aies…

Au moment où Elena prit la photo entre ses doigts hésitants, de grosses larmes coulèrent et un sanglot étranglé s’échappa de sa gorge.

Grace ne put retenir son émotion.

Contre toute attente, l’adolescente se rapprocha de Grace, qui lui ouvrit ses bras. Elena s’y blottit en pleurant comme elle aurait dû le faire lorsqu’elle avait appris la mort de sa mère. Les deux êtres aimés de Naïs se réconfortèrent en silence, avec la seule tendresse de l’étreinte.

Quand Grace sentit qu’Elena commençait à s’apaiser, elle lui chuchota à l’oreille.

— J’ai un secret à te dire… mais tu dois me promettre de n’en parler à personne.

La jeune fille acquiesça.

— Cette vidéo qui contamine le campus, les États-Unis et bientôt le monde entier… et qui va peut-être ouvrir les yeux de millions de personnes esclaves, c’est grâce à ta maman qu’elle existe. Mais chut…

Elena se décolla doucement de Grace ; dans ses yeux rougis ne brillait plus seulement le chagrin. Comme une couronne de lumière émergeant de la mer, un éclat de bonheur luisait désormais dans son regard. Et de la joie s’esquissa au coin de ses lèvres.

— Tu peux être fière de ta maman, comme elle l’était, crois-moi, de toi.

L’adolescente était trop émue pour parler.

— Tu peux m’appeler quand tu le souhaites, Elena, je te promets que je serai toujours disponible pour toi. Toujours et tout le temps.

Grace lui tendit son numéro de téléphone, prit ses mains entre les siennes, et après lui avoir adressé l’un de ses doux sourires, elle se retira.

Le lendemain après-midi, elle était en route pour les Highlands. Elle voulait, ou plutôt elle devait, retourner sur les lieux où cette enquête avait commencé. Tout était allé si vite que ces derniers jours se voilaient parfois de la nébuleuse allure du rêve ou du cauchemar.

Quelques heures plus tard, elle aperçut le monastère en contrebas de la colline qu’elle venait de gravir, le visage fouetté par le vent, encore humide des embruns de la traversée. Le ciel frôlait de son gris d’acier les crêtes verdoyantes des reliefs aux arêtes noires et cassantes. Elle suivit le chemin funèbre jusqu’à l’ancestrale bâtisse aux pierres millénaires, se rappelant à quel point elle ignorait ce qui l’attendait lors de sa venue quelques jours auparavant. La lourde porte en bois s’ouvrit sur la silhouette encapuchonnée d’un moine. Il ne fallut pas longtemps à l’abbé Cameron pour qu’il dévoile son visage, les yeux emplis d’une joie sincère.

— Inspectrice Campbell… Dieu soit loué, vous êtes… vivante. Nos prières ont été exaucées.

Grace eut envie de le prendre dans ses bras. Le religieux dut le ressentir et posa pudiquement ses mains sur ses épaules avec un sourire chaleureux.

— Entrez, je vous en prie, mes frères seront heureux de vous revoir et de vous savoir en bonne santé. Venez.

À peine la porte fermée, dans l’antichambre aux voûtes gothiques, Grace retrouva l’atmosphère hors du temps qui l’avait tant marquée. Accompagnée de l’abbé, dont la robe frôlait les dalles dans un discret froissement d’étoffe, elle suivit le long couloir, revit les tableaux qui ne la quittaient pas du regard et déboucha sur le cloître, baigné d’une lumière grisâtre. Petit à petit, les souvenirs affluèrent, comme pour valider que tout ce qu’elle avait vécu était bien arrivé.