— Tout est terminé, finit-elle par dire à l’abbé. Personne ne reviendra vous importuner. L’assassin n’est plus de ce monde.
— Que Dieu ait pitié de son âme.
Alors qu’ils repassaient devant la chambre où le corps d’Anton Weisac avait été retrouvé, Grace s’arrêta. La porte était fermée, mais une odeur d’eau de Javel médicalisait l’air. Elle se revit arriver sur les lieux, trempée, sidérée devant le cadavre martyrisé de ce jeune homme dont le cerveau avait été arraché. Elle se revit hésitante, rongée par le doute sur sa capacité à résoudre une telle affaire.
Alors, elle sut qu’elle avait obtenu ce qu’elle était venue chercher en retournant dans cet endroit : non pas la certitude que tout ce qu’elle avait vécu était réel, mais la conviction qu’elle n’était définitivement plus la même femme que celle qui avait débarqué dans ce monastère en ce petit matin de tempête, comme elle l’avait entraperçu dans le bureau d’Elliot Baxter.
— Frère Cameron, je ne veux pas importuner vos frères dans leur étude et leur prière. Dites-moi seulement comment va frère Colin.
— Je comprends… Si vous voulez, il est dans sa chambre.
Grace acquiesça d’un signe de tête et ils rejoignirent les quartiers des moines, avant que l’abbé ne frappe à la porte.
— Frère Colin, vous avez de la visite.
Grace poussa lentement le battant et vit le moine allongé dans son lit lever vers elle son regard enfantin éclairé de reconnaissance. Il était encore pâle, mais il pouvait mieux bouger que lorsqu’elle l’avait laissé entre les mains du médecin chargé de lui enlever la balle qu’elle lui avait tirée dans la jambe.
Elle s’assit familièrement à côté de lui, sur le bord du matelas.
— Comment vous sentez-vous ?
— Lib… libé… libéré…, bafouilla-t-il.
Grace hocha la tête.
— Je suis profondément désolée de vous avoir infligé cette violente blessure, confessa Grace.
Frère Colin prit son souffle et parut s’apaiser.
— Vous m’avez sauvé la vie… Je prie pour vous tous les jours.
Grace lui sourit, une chaleur de bien-être emplissant sa poitrine, mais son visage se rembrunit vite.
— Ne priez pas pour moi, frère Colin… Si vous le voulez bien, priez pour un jeune homme mort en m’aidant dans mon enquête. Un jeune homme innocent qui avait la vie devant lui. Et qui n’aura pas eu…
Grace se ressaisit.
— Il s’appelait Yan, dit-elle.
— Je le ferai.
— Et si vos prières pouvaient accompagner une femme qui m’était… très chère, je vous en serais profondément reconnaissante. Elle s’appelait Naïs.
— Je prierai pour vous, pour Yan et pour votre amie Naïs. Soyez-en sûre. Je le ferai chaque jour, le temps qu’il faudra pour que vous trouviez la paix… et que… et que la culpabilité vous quitte pour de bon.
— Merci. Portez-vous bien, frère Colin. Je suis heureuse que vous vous sentiez libre.
Grace posa un instant sa main sur celle du jeune moine et se leva. Elle entendit alors Colin se redresser un peu plus dans son lit.
— Je ne sais si vous croyez en Dieu, inspectrice. Mais… mais lui croit en vous.
Grace sut tout de suite que cette phrase laisserait une marque indélébile en elle, mais elle était incapable d’en mesurer encore la portée.
— On verra. À un de ces jours, frère Colin, conclut-elle en quittant la pièce.
L’abbé la reconduisit à l’entrée du monastère. Il lui assura qu’elle serait toujours la bienvenue et qu’il y aurait toujours une chambre pour elle si elle voulait se retirer quelque temps.
Grace s’attarda une dernière fois dans le hall, admirant en silence ces murs définitivement imprégnés de la grande histoire. Elle entendit résonner les voix et les pas feutrés des fondateurs du plus ancien culte du christianisme d’Occident, elle imagina Macbeth contemplant la mer qui se jetait en contrebas de la falaise, quelques jours avant d’être enseveli dans le cimetière jouxtant l’ancestrale bâtisse. Et désormais, elle savait que le monastère d’Iona comptait parmi ses hôtes disparus le plus illustre des génies, Isaac Newton.
— Vous avez l’air pensive, inspectrice, dit l’abbé Cameron.
Grace hésita à lui confier qui était réellement Anton Weisac et quel privilège extraordinaire il avait eu d’échanger avec lui. Mais si par hasard, le secret venait à être éventé, des curieux viendraient défiler par centaines, et l’endroit perdrait son âme et sa sérénité.
— Vous vouliez me dire quelque chose ?
— Oui. Merci pour votre aide, frère Cameron. À un de ces jours.
Grace s’éloigna et reprit le bateau pour rentrer enfin chez elle.
Le soir même, elle montait les marches de son immeuble à Glasgow. Elle frappa chez son voisin, Kenneth Ghilchrist, qui la regarda avec la même expression qu’Elliot avait eue en l’accueillant. Puis il se reprit.
— Cela n’a peut-être pas grande valeur, mais qu’est-ce que je suis content de vous revoir, dit le vieil homme dans un élan de sincérité.
— Moi aussi, confessa Grace sans mentir.
Le retour à la normalité lui faisait du bien.
— Voici les clés de votre nouvelle serrure. La vitre du balcon a également été remplacée. Les factures sont sur votre table basse. Comme convenu, je n’ai touché à rien d’autre.
— Merci, Kenneth. Merci beaucoup. Je vous déposerai un chèque.
— Prenez soin de vous. Vous avez l’air fatiguée, mais… changée.
Grace sourit, salua le vieil homme et entra chez elle.
Elle referma la porte derrière elle et resta un instant sans bouger à observer son salon, ses meubles, ses livres. C’était si bizarre. Elle avait l’impression d’être partie il y a plusieurs mois et son propre intérieur lui paraissait presque étranger, comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre.
La tristesse et la culpabilité louvoyaient en elle, mais elle se sentait plus forte, plus libre. Les épreuves qu’elle avait surmontées, l’amour que Naïs lui avait accordé, les révélations astrophysiques dont elle avait été témoin, tout cela l’avait jetée dans une telle effervescence de vie et de savoir qu’elle se sentait grandie, confiante. Et par-dessus tout, il lui sembla qu’elle n’avait plus peur. Et ses crises de boulimie avaient l’air d’avoir disparu à tout jamais.
Mais cette transformation tiendrait-elle ? Il n’y avait qu’une seule façon de mettre cet espoir à l’épreuve.
Grace traversa son salon et écarta le rideau qui cachait la porte blindée. Elle était juste tirée, exactement comme la jeune femme l’avait laissée en partant.
Ce que personne ne devait voir ou savoir reposait à l’abri entre ces murs. Ce qui lui faisait le plus peur dans la vie se trouvait là, de l’autre côté de cette porte.
Son cœur battit plus fort, sa respiration se fit plus profonde. Grace joua longuement avec l’anneau qu’elle portait autour du pouce.
Puis elle posa sa main sur la poignée et, dans un élan de courage, elle entra.
Épilogue
Si vous êtes en mesure de lire et comprendre ce message, c’est que votre civilisation a atteint le niveau d’intelligence suffisant pour faire le choix qui déterminera l’avenir de l’Univers. Et vous devez être l’un des représentants de ce que cette intelligence a engendré de plus puissant, mon ami. Vous saurez donc si vous devez ou non transmettre la vérité à votre espèce.