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Grace se releva et regarda la victime. Elle avait du mal à imaginer que plus aucun cerveau ne reposait sous ce crâne. En plus de sa vie, c’était son âme que l’assassin lui avait volée.

Perturbée, elle referma la porte à clé derrière elle. Quel frère avait pu commettre un crime pareil ?

— Vous avez du nouveau ? murmura l’abbé dès qu’elle fut sortie.

— Je comprends votre empressement, mais ce n’est pas à un moine que je vais apprendre la patience, n’est-ce pas ?

— Pardonnez-moi, je suis…

Grace hocha la tête avec empathie avant de reprendre.

— Je vais aller inspecter les chambres, mais d’abord, n’y a-t-il pas un moyen d’observer vos frères au travail sans qu’ils me voient ?

— Pour… pourquoi voulez-vous faire ça ?

Grace savait que connaître à l’avance le visage de celui que l’on va questionner conférait toujours un avantage lors de l’interrogatoire. Pendant les premières secondes, le cerveau de l’interrogé devait appréhender le physique de celui qu’il avait en face de lui, et n’avait donc pas toute sa disponibilité intellectuelle pour réfléchir. Grace pouvait alors profiter de cette brève fenêtre de vulnérabilité pour piéger son interlocuteur.

— C’est possible ? se contenta-t-elle de répliquer.

— Oui… Comme dans la plupart des monastères, un œilleton a jadis été aménagé dans le bureau de l’abbé pour qu’il puisse discrètement surveiller le travail de ses frères au scriptorium.

Ils abandonnèrent le quartier des cellules des pensionnaires et franchirent la porte qui conduisait dans la partie opposée du bâtiment.

Après avoir traversé deux salles au plafond soutenu par un harmonieux entrecroisement d’arches, ils évoluaient à présent dans un large corridor où des tableaux de saints, accrochés aux murs à plusieurs mètres de haut, les suivaient du regard.

Grace fronça le nez : une odeur d’encens engourdissait l’air avec une épaisseur sans cesse accrue.

— La chapelle est là, à droite, souffla l’abbé, toujours en train d’épier les alentours avec la détresse d’un animal traqué. Et mon bureau est ici, en face.

Il ouvrit une porte fermée à clé et les flammes chancelantes de la torche ébauchèrent une pièce sobre agrémentée d’un bureau, d’une bibliothèque et d’une fenêtre en ogive.

L’abbé Cameron fit signe à Grace de s’avancer discrètement alors qu’il faisait pivoter la base d’un crucifix fixé au mur. Avec précaution, il plaqua son œil sur le trou dévoilé.

— Le scriptorium est de l’autre côté de cette paroi, chuchota-t-il en reculant pour laisser la jeune femme prendre sa place. Ils sont tous là, au travail, comme si de rien n’était.

Grimaçant au contact glacial de la pierre sur sa peau, Grace appuya son visage contre la cavité. Au bout du canon que formait le cylindre-espion, elle les vit. Côte à côte sur une même ligne, dans un silence troublé parfois par le grattement d’une plume sur un papier sec, ils étaient tous les quatre assis devant leur pupitre, penchés sur leur œuvre minutieuse, leurs visages peints par les lueurs orangées des bougies dressées sur leur table de travail. Si un cadavre au cerveau arraché ne gisait pas à quelques mètres d’ici, Grace aurait pu croire à la sérénité d’un tel spectacle. Mais derrière l’un de ces fronts studieux absorbés par leur noble tâche, un monstre de culpabilité se débattait à l’insu de tous.

— Complètement à votre gauche, vous avez frère Colin. C’est lui qui est venu me voir tout à l’heure…

D’une silhouette frêle perdue dans sa robe de bure, avec son air juvénile, sa lèvre supérieure ourlée d’un duvet noir, sa peau laiteuse piquetée de boutons d’acné, son regard froncé sous de broussailleux sourcils et ses mouvements plus nerveux que ceux de ses camarades, ce moine avait des allures d’adolescent en pleine crise de puberté.

— Il est toujours aussi remuant ? hasarda Grace.

— Cela dépend des jours. Frère Colin est un garçon un peu simple, mais surtout très sensible. Il peut passer du rire aux larmes en l’espace de quelques secondes. Il lui arrive d’être très agité pour une raison qui nous échappe, et alors de se mettre à bégayer ou d’avoir un problème de prononciation. Et puis il va se calmer sans que l’on sache davantage pourquoi. Pour lui apprendre à avoir confiance en lui, je l’envoie faire les courses à l’épicerie du village.

— À sa droite, qui est-ce ?

— C’est frère Rory. Un être doux sous des abords rudes et dont l’ancien métier d’infirmier nous est souvent utile.

Ce moine aux épaules larges, à la face aplatie cachée derrière des lunettes qui lui mangeaient la moitié du visage, paraissait aussi calme que son voisin était inconstant. De lui se dégageait une force tranquille, presque intimidante, et pas une fois il ne leva les yeux de son travail.

— À côté de frère Rory, vous avez frère Logan, c’est lui qui a découvert le corps d’Anton…

Grace observait l’homme d’une trentaine d’années, si droit et fin que tout son corps semblait suivre un tuteur qui serait parti du sommet de son crâne ovale, s’étirant le long du nez jusqu’à l’étroit menton, et poursuivant son œuvre de rigidité jusqu’à une poitrine en forme de planche.

— C’est certainement notre meilleur copiste, souffla l’abbé Cameron, même si Anton n’était pas loin de le surpasser.

Au même moment, Grace eut l’impression que frère Logan avait regardé dans sa direction et recula d’un pas.

— Ils ne peuvent pas vous voir, murmura l’abbé. Encore moins avec cette faible lumière.

Grace glissa une mèche de ses longs cheveux derrière chacune de ses oreilles et s’appliqua de nouveau à épier les suspects.

— Qui est le dernier à droite ?

— C’est frère Archibald.

Était-ce la façon dont il penchait parfois la tête sur le côté pour admirer son travail, la courbe aérienne de ses gestes ou tout simplement son apparence soignée, frère Archibald adoptait une attitude plus élégante que ses frères.

— Un de nos esprits les plus fins, précisa l’abbé. La mort d’Anton va le priver d’une stimulante compagnie.

L’assassin était donc l’un d’entre eux. Chaque moine peut être suspect, pensa Grace. Frère Rory par sa simple force brute et ses connaissances médicales, Colin pour sa nervosité inexpliquée, Logan et Archibald par jalousie envers un copiste plus brillant et d’une intelligence sans doute supérieure à la leur. Quant à l’abbé, son lien affectif à l’égard d’Anton restait à éclaircir.

Au moment où Grace passait une main sur le contour de son œil pour effacer la sensation de froid, le glas d’une cloche résonna dans le monastère.

— Je dois vous laisser, sinon mes frères vont se douter de quelque chose, chuchota l’abbé, si ce n’est déjà fait. Je les rejoins à la chapelle pour les prières.

— Guettez ma venue. Je vous ferai signe lorsqu’il faudra conduire les moines jusqu’à leur chambre afin qu’ils y attendent l’arrivée de la police. Surtout, ne leur dites pas que je suis déjà là. Et ne livrez aucun détail sur le meurtre.

— Oui, oui, mais tâchez d’être là avant la fin des chants. Après cette demi-heure de prières, mes frères ont l’autorisation de retourner dans leurs quartiers. C’est alors vous qui risquez d’être vue. Voici le passe qui vous ouvrira toutes les portes du monastère. Nos cinq cellules sont les dernières au bout de ce couloir sans fenêtres. Que Dieu vous protège.

L’abbé rendit sa parka à Grace, puis lui tourna le dos et s’éloigna d’un pas cadencé. Seule dans le noir, avec maintenant pour unique source de lumière son téléphone portable, la jeune femme vit la silhouette du moine s’effacer dans la pénombre, sa torche usée tirant désormais vers le rouge, œil d’épouvante flambant dans l’obscurité.