Elle franchit les quelques mètres qui la séparaient de la première porte, avec pour seule compagnie l’écho de ses pas et le frottement de sa parka humide résonnant contre les pierres ancestrales. Jusqu’à ce que son oreille capte une vibration lointaine, à peine audible. Comme des chuchotements émanant des ténèbres. Elle sortit son arme, le canon pointé vers le sol.
— Il y a quelqu’un ?
Sa voix mourut dans la noirceur du couloir.
Grace rebroussa chemin, appuyant la semelle de ses chaussures avec prudence sur les dalles du corridor. Cette fois, elle en fut certaine, elle percevait plusieurs voix dans ce bourdonnement. Elle s’immobilisa, bloqua sa respiration, les yeux clos, concentrée sur son ouïe. Elle ne comprenait pas ce que les personnes disaient, comme si elles parlaient dans une autre langue. Jusqu’à ce qu’une intonation plus prononcée que les autres lui révèle l’origine de ce murmure spectral. Une moue de moquerie à son encontre au coin de la bouche, Grace rangea son arme et poussa un profond soupir de soulagement. Ces bruits n’étaient que la traduction fantasmée de son esprit des chants monacaux qui s’échappaient de la chapelle au loin.
Elle s’accorda quelques secondes pour se ressaisir, craignant de perdre sa lucidité d’enquêtrice au sein de ce lieu retiré du monde. Elle revint enfin en arrière, vers les chambres des moines, et pointa la lumière clinique de son téléphone sur la porte de la première cellule. Une discrète mention écrite indiquait qu’il s’agissait de celle de frère Rory.
À peine eut-elle franchi le seuil qu’une odeur rance lui souleva le cœur. Ce gaillard aux mains de bûcheron ne devait pas se laver régulièrement. Tout comme il n’avait pas l’air d’être un adepte du rangement. Son lit n’était qu’un amas de draps et couvertures entremêlés, son bureau maculé d’encre supportait un ouvrage de théologie aux pages cornées et dans son armoire, les vêtements pliés de travers côtoyaient deux robes de bure mal ajustées sur leur cintre. Grace balaya le faisceau blafard de la torche de son téléphone près de la table de nuit et un éclat métallique se refléta dans la lumière. De sa main gantée, elle souleva un mouchoir en tissu sur l’étagère inférieure du meuble et découvrit un couteau.
Elle l’inspecta de plus près : aucune trace de sang apparente, mais une lame très aiguisée. Pourquoi garder une telle arme à portée de main ? Frère Rory craignait-il une attaque nocturne ? Grace s’agenouilla et en éclairant sous le lit, elle comprit à la fois l’utilité de l’objet tranchant et l’origine de cette épouvantable odeur. Les dalles étaient recouvertes de minuscules crochets jaunis, autant d’ongles crasseux découpés au couteau par leur propriétaire et jetés là sans aucun souci d’hygiène.
Écœurée, la jeune femme se redressa, souleva les couvertures pour découvrir un matelas souillé de taches, qu’elle retourna avant de le remettre en place. Enfin, elle sonda l’armoire de multiples petits coups portés sur toutes les parois, mais ne trouva rien de suspect. Elle prit quelques photos et regarda l’heure. Il lui restait moins de vingt minutes pour achever son investigation avant que les moines ne terminent leurs chants.
Elle entra rapidement dans la cellule de frère Archibald. Le contraste fut immédiat. Une odeur printanière et fraîche embaumait la chambre et tout y était rangé avec soin et harmonie, y compris les nombreux ouvrages d’histoire, de géographie et de sciences alignés sur plusieurs étagères. Dans l’armoire, des sous-vêtements sentaient la lavande et deux robes de bure semblaient avoir été repassées. Seule trouvaille derrière l’un des pieds du lit, une photo froissée, probablement tirée d’un magazine de mode, où un très beau jeune homme dénudé était allongé sur un matelas, les bras en croix, les jambes tendues à la façon d’un Christ au corps huilé et au regard plus aguicheur que souffrant. Au mobile possible du meurtre, Grace ajouta mentalement une éventuelle histoire d’amour entre la victime et frère Archibald.
La pièce et les objets importants photographiés, elle quitta la chambre pour aller fouiller la cellule de frère Colin.
Elle fut surprise par la quantité d’images pieuses et de crucifix qui habillaient les murs. L’inquiétude du moine transpirait dans cette décoration protectrice et surchargée. Dans l’armoire, des vêtements en boule, une robe de bure et des chaussettes sales abandonnées. Le bureau était occupé par une bible dont la couverture élimée et les pages froissées témoignaient d’interminables lectures et relectures angoissées. En guise de marque-page, une liste de courses sans rien de suspect à première vue.
Grace ressortit et attendit un instant, à l’écoute. Elle n’entendait plus un bruit et s’inquiéta à l’idée que les moines aient déjà terminé leurs prières. Mais une nouvelle envolée chorale la rassura.
Elle s’empressa néanmoins de visiter la cellule de frère Logan. Elle était également à l’image de son propriétaire, austère et rigide. Même le Christ crucifié au-dessus du lit exprimait une souffrance encore plus éprouvante que ceux qu’elle avait vus jusqu’ici. Mécaniquement, Grace souleva les couvertures, sans espoir d’y trouver quoi que ce soit, mais resta interdite : les draps étaient salis de sang. Des petites taches éparses, qui sans être fraîches n’en paraissaient pas moins récentes. Ce sang était-il celui de Logan lui-même ? Était-ce celui d’Anton ?
L’hypothèse semblait absurde, mais Grace savait combien un assassin qui tuait pour la première fois pouvait perdre tous ses moyens et commettre les erreurs les plus élémentaires. Plus pressée que jamais, elle continua son investigation et trouva dans l’armoire des vêtements propres et deux robes de bure. Mais en voulant sonder le fond du placard, sa main heurta un obstacle.
Elle poussa les robes et dévoila une boîte en bois fixée dans le coin du meuble. Grace tenta de l’ouvrir, mais le coffret était fermé à clé. À côté de la serrure, une empreinte digitale d’un rouge foncé avait imprégné le bois.
Son portable chargé d’une dizaine de nouveaux clichés, Grace se dépêcha d’aller visiter la dernière cellule, celle de l’abbé ; bien tenue, à peine plus confortable avec son tapis de lit, elle présentait les mêmes éléments que les autres chambres : quelques livres, une armoire avec des vêtements de rechange dont deux robes, et un bureau face à la fenêtre en ogive.
Rien d’anormal, jusqu’à ce qu’une incohérence ne se dessine dans l’esprit de Grace lorsqu’elle synthétisa la revue des cinq chambres. Le cœur battant soudain plus vite, elle retourna dans chacune des cellules, ouvrit à nouveau chaque armoire et termina son inspection l’esprit en ébullition.
Si les règles du monastère étaient aussi strictes que ce que le planning trouvé chez Anton laissait entendre, aux côtés de Logan, un autre moine venait de rejoindre le rang des suspects.
– 7 –
Grace se faufila dans la chapelle au moment où les moines emplissaient le chœur de leur dévotion à la gloire de leur Seigneur, et fut cueillie par la vague mystique de l’aérienne mélopée. Jusqu’ici, les chants lui étaient parvenus de façon trop lointaine pour qu’elle en ressente toute l’intensité. Mais désormais, cette louange la renvoyait bien des années en arrière, lorsqu’elle était à la place des moines, levant vers le plafond orné de son église des yeux emplis de cette foi d’enfant. Une boule d’émotion nouée dans la gorge au souvenir de cette innocence à jamais enfuie, elle dut dompter son esprit pour reprendre le contrôle d’elle-même.