Robert Alley
Le dernier tango à Paris
Éditions J'ai Lu
Cet ouvrage dont l'édition originale est parue sous le titre : LAST TANGO IN PARIS, est publié avec l'accord de Scott Meredith Literary Agency, Inc., 580 Fifth Avenue, New York, N.Y. 10036.
Basé sur le film : LAST TANGO IN PARIS (LE DERNIER TANGO À PARIS). Copyright © United Artists Corporation, MCMLXXIII. All rights reserved.
Pour la traduction française : Éditions Seghers, 1973.
1
Un radieux soleil hivernal jouait parmi les arches cannelées du viaduc du métro, projetant un treillage d'ombres sur les eaux sombres de la Seine. Au-dessus du métro aérien, sur le large trottoir qui faisait songer à l'intérieur d'un hall vaste et somptueux, les piétons avançaient et se croisaient en silence, prisonniers d'un rituel étrange et fascinant. De lourdes colonnes de fer gris-bleu dont le haut s'épanouissait en corolles, complétaient cette illusion d'un ilot d'Art Nouveau, suspendu dans le temps. Le discret soleil de janvier n'ajoutait aucune chaleur à cette atmosphère de décadence raffinée que venaient contredire les relents terreux qui montaient du fleuve, l'odeur des marrons grillés qui montait du quai, le crissement du métal quand le train passait là-haut en martelant les rails. La longue lamentation de son sifflet marquait le prélude d'une symphonie infernale. La danse commençait.
Deux personnages qui traversaient le pont, marchant dans la même direction, étaient prisonniers déjà de cette cadence, mais ils ne s'en doutaient pas, et ils n'auraient pu expliquer cette curieuse conjonction de l'heure et des circonstances qui les avaient amenés là ensemble. Pour chacun d'eux, le pont, la journée, le ciel de Paris et les conditions mêmes de leur existence avaient une signification totalement différente, ou bien pas de signification du tout, et toute possibilité de rencontre aurait paru infinitésimale.
Son profil à lui était celui d'un faucon, arrogant et sans compromis même dans le chagrin, car il pleurait tout en avançant sans but de colonne en colonne. Il avait un corps trapu et solidement musclé et il évoluait avec la nonchalance d'un athlète vieillissant, passant des doigts courts dans ses cheveux, enfonçant des mains de travailleur dans les poches de son manteau de cachemire un peu taché, mais bien coupé, dans le style mis à la mode par certains gangsters américains. Sa chemise était ouverte, révélant un cou de taureau. Lorsque le train passa, il leva la tête et hurla une injure dans le fracas. À cet instant, son visage, bien que mal rasé et tourmenté, avait une précision anguleuse et autour de la bouche et des yeux une délicatesse qui était presque féminine. En même temps il y avait chez lui quelque chose de grossier, de brutal. Il paraissait environ quarante-cinq ans et il avait des traits un peu patinés par la débauche. Les autres hommes qui le rencontraient dans l'ombre des arches avaient tendance à s'écarter sur son passage.
La fille avait une vingtaine d'années. Elle portait un feutre mou marron insolemment penché sur l'oreille. Elle avait cette expression impétueuse des filles jeunes et belles. Sa démarche était provocante jusqu'à l'impertinence. Enveloppée dans un manteau maxi de daim blanc, avec un col en renard argenté qui lui encadrait le visage, elle balançait son sac à main au bout d'une longue bandoulière de cuir. Elle avait les cils passés au rimmel, une bouche aux lèvres pleines et un peu boudeuses, et on avait l'impression qu'elle venait juste de se remettre du rouge. Le manteau ne parvenait pas à masquer totalement son corps épanoui et vigoureux, qui semblait animé d'une volonté propre.
Ils s'appelaient Paul et Jeanne. Pour elle, l'odeur de la Seine et les reflets du soleil sur les fenêtres à vitraux des appartements le long des quais, les éclairs qui jaillissaient sous le ventre du métro et les coups d'œil de connaisseurs des hommes qui passaient étaient autant d'affirmations de son existence. Pour lui, tous ces détails étaient sans signification, en admettant même qu'il les remarquât : ce n'étaient que des manifestations épisodiques de ce monde qu'il détestait.
Ce fut elle qui le vit la première et elle ne détourna pas la tête lorsqu'il dirigea vers elle son regard désespéré mais ferme : quelque chose se passa dans ce premier échange. Un homme qui pour elle semblait une épave devint soudain remarquable, peut-être à cause des larmes et de cette impression contradictoire de violence réprimée. Lui ne vit qu'un objet, plus agréable à ses sens que la plupart, mais quand même un objet, jeté soudain absurdement sous ses pas.
Jeanne eut l'envie fugitive de toucher ses joues humides et mal rasées, Paul fut surpris d'éprouver une flambée de désir, et se demanda si cette sensation correspondait à une réalité. Pendant quelques secondes, ils marchèrent côte à côte, du même pas, l'expression de chacun ne révélant rien de plus qu'un vague intérêt, puis elle le dépassa, comme s'il était une ancre attachée à elle par un lien invisible mais irrésistible. Elle arriva à l'extrémité du pont et sortit de cette ambiance Arts Déco des colonnes métalliques pour plonger dans la violence du monde contemporain, où il n'était pas question de prendre les klaxons des automobilistes agacés pour de la musique, où le bleu du ciel était trop pur et trop brutal, et ce fil cassa - ou bien prit du mou - et pour l'instant fut oublié.
Elle passa devant le café du Viaduc, rue Jules-Verne. La rue était déserte, bien que ce fût l'heure de la rentrée des bureaux et que la circulation dans Paris atteignît sa pointe matinale. Elle remonta la rue jusqu'à une grande porte cochère dont le fer forgé protégeait une vitre jaune opaque. Un écriteau manuscrit au-dessus du bouton de sonnette annonçait : Appartement à louer. Cinquième étage. Jeanne recula, lorgna les balcons tarabiscotés qui s'alignaient à chaque étage. Elle avait découvert l'immeuble par hasard, et elle se demandait quel genre d'appartement elle allait trouver derrière ces colonnes épaisses, trapues, vaguement sensuelles, et les volets à demi clos comme des paupières lourdes, entrouvertes sur des yeux somnolents et lubriques. Jeanne avait un fiancé, et ils avaient souvent parlé de s'installer ensemble - bien que ces discussions fussent toujours d'ordre général, presque académique - et l'idée lui était venue que ce pourrait bien être l'appartement susceptible de transformer le rêve en réalité.
Elle entendit des pas, et elle jeta un coup d'œil derrière elle, mais la rue était toujours vide. Elle revint jusqu'au café. Des ouvriers en salopette étaient accoudés au comptoir d'aluminium poli, buvant à petits coups un café arrosé de cognac avant d'aller prendre leur travail. Quand Jeanne poussa la porte battante, leurs regards s'attardèrent sur elle - comme les hommes le faisaient toujours - mais elle les ignora et descendit rapidement l'escalier pour aller téléphoner.
La lumière était allumée dans la cabine au fond du couloir. Avant qu'elle ait eu le temps d'arriver, la porte des toilettes côté hommes s'ouvrit et Paul en sortit. Elle fut surprise de le voir, bizarrement elle en fut même un peu effrayée, et elle se plaqua contre le mur pour le laisser passer. Il la dévisagea, secrètement content de cette proximité et de la coïncidence de leur rencontre. Il éprouvait le même élan de désir que tout à l'heure, et il ne prit pas la peine d'examiner les détails plus subtils de ses traits ni de ses vêtements, pas plus que lorsqu'il l'avait aperçue par hasard plantée devant l'immeuble quelques instants plus tôt. Cela semblait une ironie suprême qu'il fût distrait de son chagrin - sa femme s'était suicidée la veille au soir, elle s'était arrangée pour que Paul se retrouvât seul devant cette scène sanglante, sans laisser aucune explication - par quelque chose d'aussi banal qu'une jolie fille.
Il la croisa sans même indiquer par un sourire qu'il l'avait reconnue, et sortit du café.