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Elle le regarda avec une expression curieuse et qui lui parut grotesque.

- Où est-ce que ça s'est passé ? demanda-t-elle.

- Dans une des chambres. (Paul parlait avec un certain mépris, prononçant le mot « chambre » comme s'il s'agissait d'un grand salon). Qu'est-ce que ça change ?

- Sait-on si elle a souffert ?

« Comment n'aurait-elle pas souffert ? songea Paul. Et pourquoi avait-elle fait ça ? »

- Il faudra demander aux médecins. (Et il ajouta avec un plaisir pervers :) Ils font une autopsie.

Elle ouvrit la bouche avec ahurissement. Dans son esprit, l'idée d'autopsie était associée à celle de crime, de déshonneur, et ça elle ne pouvait pas le supporter.

- Pas question d'autopsie, dit-elle, comme si elle avait son mot à dire.

Paul tourna les talons et traversa le couloir pour gagner l'autre chambre. Il tourna le bouton de la porte, brusquement celle-ci s'ouvrit. La chambre était vide, comme si rien n'était arrivé. L'eau coulait doucement dans la baignoire. Il traversa la pièce pour aller fermer le robinet, contempla l'émail bien blanc. Il devrait peut-être amener Mère ici pour lui montrer le lieu où sa fille s'était suicidée, peut-être que cela la satisfairait. Paul ferma le robinet plus fort, mais s'arrêta avant de casser le joint. La chambre était si banale, c'était peut-être pour cela que Rosa l'avait choisie.

De l'autre côté du couloir, Mère commençait à déballer des paquets de cartes et d'enveloppes. Elles étaient toutes bordées de noir, et ne servaient que pour des faire-part de décès. C'était ce qui restait des enterrements d'autres membres de sa famille, et elle se flattait de connaître à fond le protocole dans ces pénibles circonstances. Elle s'occuperait comme il fallait des funérailles de sa fille : Rosa ne manquerait de rien. Paul l'inquiétait un peu. Elle avait toujours eu peur de lui, en même temps qu'elle reconnaissait son intense virilité. C'était différent de son mari à elle. Elle avait pensé jadis que Paul était le seul genre d'homme capable de maîtriser Rosa, et c'était pour cette raison qu'elle avait donné sa bénédiction au mariage de Rosa avec un soldat de fortune. C'était la formule de son mari.

Paul était débout sur le seuil, à regarder la collection de cartes et d'enveloppes. Mère en prit une et l'examina presque avec tendresse.

- Je les avais à la maison, dit-elle en évitant son regard. La mort, ça me connaît, hélas ! Maintenant, je prends les choses en main. Je m'en vais faire une belle décoration dans la chambre, avec des fleurs partout.

Paul serra les poings. Il n'en pouvait plus.

- Les faire-part et la famille, dit-il d'un ton amer, les fleurs et les tenues de deuil... tout ça dans cette valise. Vous n'avez rien oublié, sauf une chose. Je ne veux pas de prêtre.

Un enterrement sans prêtre était impensable.

- Ce sera une cérémonie religieuse, balbutia-t-elle. Il faut un enterrement religieux.

- Rosa n'était pas croyante !

Ces paroles retentirent dans le couloir. Des portes s'ouvrirent, des clients passèrent la tête pour mieux entendre. Le suicide de Rosa avait jeté comme un voile de deuil sur tout l'hôtel, la plupart des clients glissaient furtivement dans les couloirs, soit parce que la mort leur faisait peur, soit parce qu'ils ne voulaient pas gêner. Paul ne savait pas très bien, et il s'en fichait éperdument.

- Il n'y a pas de croyants ici ! cria-t-il, à l'intention des autres.

- Ne criez pas, Paul, fit Mère en reculant hâtivement jusqu'au moment où le lit se trouva entre eux.

Paul hurla :

- L'Église ne veut pas des suicidés !

C'était absurde, et pourtant il se sentait déchiré par l'angoisse, par l'exaspération. Il crut un moment qu'il allait l'étrangler, mais il se retourna vers la porte et se mit à la frapper des deux poings, la poussant contre le mur. Elle trembla sur ses gonds et un grand silence s'abattit sur l'hôtel.

- On lui donnera l'absolution, reprit Mère, se remettant à pleurer. Je m'en occuperai. Nous allons faire dire une belle messe... (Puis elle s'assit sur le lit, le visage enfoui dans ses mains). Vous savez ce que Papa a dit ? fit-elle entre deux sanglots, incapable de retenir ce qu'elle croyait être la vérité, il a dit : « Ma petite fille a toujours été heureuse. Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ? Pourquoi s'est-elle tuée ? »

Paul, lui aussi, aurait voulu pouvoir pleurer, pouvoir faire quelque chose, qui diminuât sa souffrance. Mais il ne pouvait rien faire.

- Je ne sais pas, dit-il. Je ne saurai jamais.

Maîtrisant sa colère, il tourna les talons et sortit précipitamment dans le couloir. La plupart des portes se fermèrent rapidement, les clients s'efforçant de ne pas montrer qu'ils écoutaient. Seules quelques-unes demeurèrent entrebâillées. Paul éprouvait un mépris profond pour les gens qui se trouvaient derrière ces portes, il aurait voulu les provoquer, mais il savait bien qu'aucun d'eux n'avait le courage de l'affronter. Leur existence était aussi dépourvue de but que la sienne, aussi méprisable.

Avec une assurance feinte, il s'engagea dans le couloir. Au passage, attrapant l'une après l'autre les poignées de cuivre ternies, il repoussait puis claquait avec force les portes indiscrètes.

6

À Paris, il y a des jours d'hiver où la brise semble arriver tout droit de la Côte d'Azur, où les platanes ont l'air un peu moins dénudés sur un fond de ciel sans nuages, et où un pâle soleil parvient à arracher à une terre glacée une odeur de vie. C'est trop tôt même pour un faux printemps, et pourtant une promesse flotte dans l'air. Le ciel a la couleur qui a fait la renommée de Paris - ce bleu tout à la fois lumineux et gris, rehaussé encore par les rouges et les jaunes des toiles de tente au-dessus des terrasses de cafés, par les gris des pierres au grain rugueux ; et par l'étendue brune des eaux boueuses de la Seine.

Paul avait mal dormi, il avait passé presque toute la nuit assis dans un fauteuil ; mais l'air étonnamment embaumé le revigora. De son côté, Jeanne, avant de sombrer dans un sommeil sans rêves, avait décidé de ne jamais le revoir, mais cette résolution était déjà moins ferme lorsqu'elle retrouva un jour tout neuf et un ciel clair, et elle disparut complètement avant même qu'elle eût terminé son café matinal. Tous deux arrivèrent à l'appartement de la rue Jules-Verne presque en même temps. Ils se déshabillèrent dans la petite chambre et leurs deux corps mêlés s'effondrèrent sur le matelas. La promesse de la veille était accomplie : leur abstinence n'avait fait qu'accroître leur excitation. Elle le serrait de toute la force de ses bras et de ses jambes, comme si elle cherchait à se faire protéger des paroxysmes mêmes où les entraînait leur passion.

Longtemps après, ils restèrent allongés côte à côte, sans se toucher, attendant qu'un son quelconque pénétrât les murs baignés d'un rouge doré par le soleil matinal. Mais rien ne vint. L'appartement les abritait comme une matrice.

Les cheveux de Jeanne étaient répandus comme une traînée de soleil sur la toile du matelas, en mèches lourdes et folles. Ses seins, même au repos, étaient fermes, et ils avaient à la fois la plénitude d'une femme mûre et sensuelle et la souplesse d'une adolescente. Leurs boutons étaient larges et sombres. Sa peau était claire, avec quelque chose presque de rayonnant. Elle avait les hanches étroites comme celles d'un garçon, ce qui bizarrement soulignait sa sensualité plantureuse.

Auprès du sien, le corps de Paul semblait simplement vaste et imprécis. Il était étendu à côté d'elle comme un dieu indulgent. Ses bras et son torse étaient encore puissants, et couverts d'une toison où l'on ne voyait pas un fil gris, mais il commençait à perdre sa musculature ; son corps n'était pas en harmonie avec l'austérité de son visage, avec ses traits énergiques, sa vitalité sourde et farouche. Il semblait pris dans une brusque transition entre la jeunesse et l'aurore de la vieillesse.