Paul n'avait conscience du corps de Jeanne que de la façon la plus superficielle qui fût, puisque pour lui elle n'était guère plus que ce corps, qui se trouvait aujourd'hui donner asile à sa passion, qui rendait hommage à sa vanité et à ses prouesses sexuelles et qui ainsi l'isolait fugitivement de son désespoir. La volupté qui émanait d'elle, il ne l'aurait pas remarquée si ses gestes ne l'avaient trahie. Jeanne, elle aussi, acceptait, le corps de Paul sans se poser de questions, mais son attitude était totalement différente. Le premier assaut de Paul sur elle avait été la manifestation d'une puissance masculine écrasante, et c'était èn termes de force qu'elle continuait à le voir et à le sentir. Elle ne voyait pas vraiment son corps, bien que sa présence fût massive. L'amour qu'elle commençait à éprouver pour lui était fondé sur cette puissance et renforcé encore par l'insistance qu'il mettait à garder le secret - et par là même son mystère.
Jeanne se souleva paresseusement et enfila son collant.
- J'aime bien faire l'amour, dit-elle, parce que c'est un exercice sain. Ça vous maintient le corps en forme, et ça aiguise l'appétit.
Elle sortit de la pièce sans le regarder et passa dans la salle de bains. Dans la glace, elle aperçut une fille aux cheveux en désordre, avec des pommettes hautes et larges, des lèvres plissées par une moue perpétuelle et des seins qui parfois lui semblaient presque encombrants. Son visage arborait une étonnante expression, tout à la fois superficielle et d'une sagesse insondable. Jeanne sentit brusquement un frisson la parcourir. Bien que le châssis vitré au-dessus de la baignoire inondât la salle de bains de lumière, les carreaux turquoise et blancs ne reflétaient que la froide réalité de l'hiver. Le temps avait fraîchi. Son corps lui parut exposé, privé de toute chaleur et elle claqua la porte derrière elle, comme si c'était une protection.
Paul ramassa ses vêtements. Il s'engagea dans le couloir pieds nus. L'idée de faire leur toilette et de s'habiller ensemble le séduisait, puisqu'il était déterminé à ne respecter aucune convention. Devant la porte fermée, il s'arrêta un instant. Il songea à entrer carrément - Jeanne était à cet instant dans un équilibre instable sur les lavabos jumeaux, en train de se laver, ses cuisses étreignant l'émail froid, car il n'y avait pas de bidet - mais il préférait qu'on l'invitât.
Il secoua le bouton de la porte.
- Fiche-moi la paix ! cria-t-elle.
- Laisse-moi regarder.
- Ça n'est pas très intéressant.
- Ça dépend.
Les scrupules bourgeois de Jeanne l'amusaient et il cria :
- Tu es en train de te laver, je veux voir.
- Non ! dit-elle d'un ton catégorique.
C'était si étrange qu'elle fût prête à renoncer à tout semblant de modestie lorsqu'elle faisait l'amour, mais qu'elle la retrouvât dans les mondanités qui suivaient. Elle se laissa glisser gracieusement du lavabo et ferma le robinet.
- J'ai fini, dit-elle, comme s'il n'entendait pas. Tu peux entrer maintenant.
Paul entra, d'un pas cérémonieux, ses vêtements sous un bras. Il les déposa au bord de la baignoire et s'avança tout nu jusqu'au lavabo, se plantant auprès de Jeanne. Elle avait disposé devant elle ses articles de toilette : rimmel, rouge à lèvres, un petit flacon de crème de beauté et elle commença à se maquiller, fronçant les lèvres, inspectant de côté ses cils, oubliant totalement la présence de Paul.
Paul riait - c'était un son nouveau pour elle - appuyé des deux mains au bord du lavabo.
- Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? interrogea-t-elle.
- Rien, au fond, dit-il, mais il continuait à rire. Je t'imaginais simplement juchée sur ce lavabo. Il faut un certain entraînement pour ne pas perdre l'équilibre et se laver en même temps. Si tu tombes, tu peux te casser une jambe.
Jeanne était furieuse, non pas parce qu'il était amusé, mais parce qu'il le montrait. Il y avait des choses dont on ne parlait pas. Le rouge monta à ses joues, et elle se retourna d'un air furieux vers le miroir.
Paul décida de la ménager. Il posa sur son épaule un baiser léger et dit :
- Allons, ne sois pas comme ça.
- Nous sommes différents, déclara-t-elle sans le regarder.
Elle lui jeta un coup d'œil dans la glace et constata qu'il se moquait toujours d'elle. Ses pudeurs semblaient ridicules à Paul. Après tout, ils n'étaient que deux corps entrés en collision dans les abîmes du monde contemporain, où un acte n'était jamais plus scandaleux qu'un autre. Seule la chaleur palpable de sa chair paraissait avoir pour lui quelque réalité.
Mais, pour le moment, il était prêt à entrer dans son jeu.
- Pardonne-moi, implora-t-il. (Et il lui donna un nouveau baiser :) Tu me pardonnes ?
Jeanne se radoucit.
- Oui, dit-elle.
Et elle lui sourit, parvenant à mettre dans ce sourire toute la spontanéité chaleureuse d'une enfant.
Paul jugea que c'était le moment de faire un nouveau pas en avant, de la pousser un peu plus loin.
- Alors, viens me laver, dit-il.
Son sourire disparut.
- Tu plaisantes ? demanda-t-elle dans son anglais hésitant. Jamais de la vie ! Qu'est-ce qui te fait croire que tu peux me donner des ordres comme ça ?
Il y avait un accent nouveau dans sa voix - tout à la fois de la colère et de la peur et Paul n'en tint aucun compte. Il ouvrit l'eau et se mit à se savonner les mains, puis le sexe. Il s'installa à califourchon sur le lavabo.
- Tu ne sais pas ce que tu manques, dit-il.
Jeanne secoua la tête d'un air incrédule.
- Tu sais ce que tu es ? dit-elle. Tu es un porc.
- Un porc ? (Paul réfléchit : l'idée était amusante).
- Une salle de bains, c'est une salle de bains, expliqua-t-elle avec une condescendance moqueuse, et l'amour c'est l'amour. Tu mélanges le sacré et le profane.
Pour Paul, il n'y avait pas de différence entre les deux mots, et il décida de lui faire partager ce point de vue. Mais pour l'instant il demeura silencieux. Jeanne continuait à se maquiller.
Paul se sécha, conscient d'un malaise grandissant. Toute cette scène sentait la vie de famille : ils s'habillaient dans un silence respectueux, se préparant à retrouver le monde extérieur, comme un mari et une femme dont chacun ne connaissait que trop bien les habitudes de l'autre. La scène était trop paisible. Paul décida de changer cela.
- J'ai vu un jour un film suédois très triste, qui mélangeait le sacré et le profane, commença-t-il, assis sur le rebord de la baignoire, en train d'enfiler ses chaussettes.
- Tous les films pornographiques sont tristes, dit-elle. C'est la mort.
- Ça n'était pas pornographique - c'était tout simplement suédois. Ça s'appelait Stockholm secret, et c'était l'histoire d'un jeune type très timide qui finissait par rassembler le courage d'inviter une fille chez lui. Alors pendant qu'il attend, tout excité, tout ému, il commence à se demander s'il n'a pas les pieds sales. Il vérifie. Ils sont dégoûtants. Alors il se précipite dans la salle de bains pour les laver. Mais il n'y a pas d'eau. Il est désespéré, il ne sait pas quoi faire. Tout d'un coup, une inspiration lui vient. Il met le pied dans la cuvette des cabinets et tire la chasse d'eau. Le visage du type s'illumine : il y est arrivé. Mais quand il essaie de retirer son pied de la cuvette, rien à faire. Son pied est coincé. Il essaie encore, il tire de toutes ses forces, rien à faire. La fille arrive et le trouve désespéré, en larmes, adossé au mur, le pied toujours dans la cuvette.
Paul semblait prendre plaisir aux aspects sadiques de son histoire. Il poursuivit :