- Tu es ravissante, dit-il en marchant derrière elle, tendant la main juste assez pour toucher ses cheveux répandus. C'est ton vrai moi, tu te retrouves dans le décor de ton enfance. Ça ne pourrait pas être possible autrement ! Je vais te filmer comme tu étais : sauvage, impétueuse, merveilleuse !
Jeanne les entraîna vers une petite tombe auprès du buisson d'aubépine. La photographie insérée dans la pierre tombale montrait son berger allemand assis, l'air docile. En dessous, on avait gravé ces mots : « Mustapha, Oran 1950 - Paris 1958. »
- C'était mon ami d'enfance, dit-elle. Il me regardait pendant des heures, et j'avais l'impression qu'il me comprenait.
Une vieille femme en robe noire, les bras croisés sur son ample poitrine, sortit de la maison et arriva vers eux à grands pas. Ses cheveux blancs étaient sévèrement tirés en arrière, et elle rejoignit leur groupe à temps pour entendre ce que disait Jeanne. Elle ajouta :
- Les chiens, ça vaut mieux que les gens. Beaucoup mieux.
Jeanne lui sauta au cou.
- C'est Olympe, expliqua-t-elle à Tom. C'est la nounou qui m'a élevée.
- Mustapha savait distinguer les riches des pauvres, racontait Olympe. Jamais il ne s'est trompé. Si quelqu'un de bien habillé arrivait, il ne bougeait pas...
Sa voix un peu rauque prenait des accents songeurs tandis qu'elle regardait le cameraman qui, encouragé par Tom, commençait à tourner autour d'elle.
- Si un mendiant se présentait, poursuivit-elle, vous auriez dû le voir. Quel chien ! Le colonel l'avait dressé à reconnaître les Arabes à l'odeur.
Jeanne se tourna vers l'équipe :
- Olympe est une anthologie des vertus domestiques. Elle est fidèle, admirative... et raciste.
La vieille femme les entraîna vers la villa.
Des plantes en pot encombraient l'entrée, disposées un peu au hasard sur le carrelage usé. Sur une table basse en rotin, pâlie par les ans, une lampe de cuivre avec un verre de lampe couleur vert bouteille ; sur le mur au-dessus était pendu un portrait d'amateur à l'huile, représentant le père de Jeanne, le colonel en grande tenue. Son uniforme était remarquablement coupé, ses bottes luisantes, sa moustache nette et bien cirée.
Jeanne entraîna l'équipe plus loin, dans une pièce voisine, au parquet bien astiqué et aux murs tendus d'étoffe imprimée de grands motifs géométriques. Des armes primitives soigneusement alignées au-dessus d'une étagère encombrée de photographies, autant de scènes exotiques un peu jaunies et racornies sur les bords, détournèrent un moment l'attention de l'équipe et de leur metteur en scène.
Jeanne regardait tout cela fièrement. Elle prit un cadre sur l'étagère et le leur exhiba : sur le cliché, trois rangées de collégiennes affrontaient l'objectif d'un air buté, sous le regard d'une robuste femme en chaussures à talons plats.
- C'est moi ici, dit Jeanne. À droite de la maîtresse, Mlle Sauvage. Elle était très religieuse, très sévère...
- Elle était trop bonne, fit Olympe l'interrompant. Elle t'a pourrie.
Tom donna une tape sur l'épaule du cameraman ; celui-ci pivota, braqua son objectif vers la vieille femme, mais elle se dissimula derrière les autres.
Jeanne montrait un autre personnage.
- Celle-ci, c'est Christine, ma meilleure amie. Elle a épousé un pharmacien et elle a deux enfants. C'est comme un petit village ici. Tout le monde connaît tout le monde...
- Personnellement, fit Olympe d'une voix croassante, je ne pourrais pas vivre à Paris. C'est plus humain ici.
De nouveau le cameraman pivota, en quête d'une nouvelle proie ; Olympe battit en retraite vers les portes à petits vitraux.
- Nous sommes protégés ici, poursuivit Jeanne. C'est mélancolique de regarder derrière soi.
Ils entrèrent dans sa chambre d'enfant. Des animaux en peluche usés aux pattes par trop de tendresse s'alignaient le long de l'appui des fenêtres ; des répliques miniatures d'objets d'adulte - une brouette, une chaise, un tabouret - s'alignaient le long des murs. Sur les rayonnages, les dos des livres étaient tous passés.
- Pourquoi est-ce mélancolique ? lui demanda Tom. C'est merveilleux.
Elle se contenta de lever les mains sans rien dire et tourna les talons.
- C'est toi ! cria-t-il. C'est ton enfance... Tout ce que je veux !
Tom contemplait le plafond, perdu dans son inspiration. Puis il fit signe au cameraman de suivre Jeanne.
- Ces cahiers sont l'enfance de ton intelligence. C'est fascinant. Le public a un peu peur de la femme d'aujourd'hui... (Il s'arrêta pour réfléchir, le script se composant peu à peu dans son esprit pendant que Jeanne sortait en dansant de la chambre, le cameraman sur ses talons). Mais si tu réussis à montrer l'intelligence quotidienne d'une femme ou d'une autre, un peu au-dessus de la moyenne, mais pas hors d'atteinte...
Inspiré, Tom regardait autour de lui et parut remarquer pour la première fois les membres de son équipe, qui rôdaient derrière lui.
- Qu'est-ce que vous faites là ! cria-t-il. Qui sont tous ces zombies autour de nous ?
Il les chassa dans le jardin, puis ouvrit une porte menant à une pièce pleine de meubles bas et confortables.
- J'ouvre la porte ! cria-t-il en faisant signe à Jeanne. J'ouvre toutes les portes.
- Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-elle, s'efforçant de se montrer à la hauteur de son enthousiasme.
- J'ai un plan. Fais machine arrière ! Tu comprends ? Comme une voiture qu'on met en marche arrière.
Il la prit par les mains.
- Ferme les yeux, dit-il. Recule, continue, retrouve ton enfance.
- Je vois papa, dit-elle, se prêtant à son jeu, en grande tenue...
- N'aie pas peur. Surmonte les obstacles.
- Papa à Alger...
- Tu as quinze ans, dit-il. Quatorze, treize, douze, onze, dix, neuf...
- Je vois ma rue préférée quand j'avais huit ans...
Elle ouvrit les yeux et prit un gros cahier posé sur la table. Elle se mit à lire tout haut :
« Devoir à faire pour la classe de français. Sujet : la campagne. Développement : la campagne est le pays des vaches. La vache est entièrement couverte de cuir. Elle a quatre côtés : le devant, le derrière, le haut et le bas... »
- Charmant !
Jeanne prit un dictionnaire et se mit à le feuilleter.
- La source de ma culture, c'était, le Larousse, dit-elle. Je copiais tout dedans.
Elle se mit à lire d'une voix forte, comme si elle déclamait une scène :
- Menstruation, nom féminin, fonction biologique consistant en l'écoulement... Pénis, nom masculin, organe de la copulation mesurant de cinq à quarante centimètres... »
- Très instructif, dit-il en se tournant vers la fenêtre et en faisant signe à l'équipe de revenir.
Jeanne prit sur l'étagère une photographie de son père. Elle examina les rangées de médailles sur sa poitrine, les galons d'or sur son uniforme, dont elle conservait un souvenir si vivace, la façon dont il se tenait au garde à vous, les doigts légèrement recroquevillés sur le côté. Elle ne l'avait jamais vu autrement qu'en uniforme. Il était toujours bon avec elle, et pourtant elle n'avait jamais eu le sentiment qu'elle pourrait simplement monter sur ses genoux, l'embrasser et le toucher. Sa mère vouait un véritable culte au colonel, et Jeanne avait souvent décelé ce qui, même alors, lui semblait être de la jalousie chez sa mère. Jeanne avait voulu être un soldat comme le colonel, porter une arme et traverser la vie avec sa splendide assurance. Elle avait été si flattée lorsqu'il lui avait proposé de lui apprendre à tirer avec son pistolet d'ordonnance qu'elle avait surmonté la terreur que lui inspiraient le fracas de l'arme et la mort qu'elle était capable de dispenser ; et elle avait appris à tirer presque aussi bien que lui. Jeanne pensait au colonel comme à un homme âgé, mais invincible, et lorsqu'il était mort, c'était comme si le monde entier avait été désormais en danger.