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- Qui est-ce ? demanda Tom en montrant un dessin au crayon d'un jeune garçon qui jouait du piano.

Jeanne sourit :

- Mon premier amour, dit-elle. Mon cousin Paul.

Le cameraman passa entre eux, braquant son appareil sur le portrait. Olympe était plantée sur le pas de la porte, massive et silencieuse.

- Pourquoi ferme-t-il les yeux ? demanda la script-girl.

- Il jouait du piano, et il jouait magnifiquement. Je me souviens de lui assis là, faisant courir ses doigts minces sur les touches. Il s'exerçait pendant des heures.

Elle se souvenait bien des yeux sombres de son cousin, de leur regard malsain et fiévreux. Pendant que ses parents à lui et les siens prenaient le thé dans le salon, en regardant les jacinthes et les aubépines en fleurs, en parlant de leurs voyages en Afrique, elle et lui s'éclipsaient discrètement...

Jeanne ouvrit la fenêtre et désigna le fond du jardin.

- Ces deux arbres, dit-elle, le châtaignier et le platane, c'est là que nous nous asseyions. Nous avions chacun notre arbre, et nous nous regardions. Mon cousin me faisait l'effet d'une sorte de saint.

Elle prit la main de Tom et l'entraîna dehors.

- N'est-ce pas qu'ils sont beaux ? fit-elle en désignant un terrain vague envahi d'herbes folles et, de broussailles. (Mais ce n'était pas cela que Jeanne voyait, car elle était perdue dans les rêves de son enfance, et c'était cela qu'elle regardait et non pas tout ce déclin qui l'entourait). N'est-ce pas qu'ils sont beaux, répéta-t-elle, comme si Tom n'était pas capable de voir tout seul. Pour moi, ces arbres, c'était une vraie jungle.

Comme c'était facile de tout idéaliser pour Tom. Son enthousiasme et ses déceptions l'encourageaient à s'abandonner au penchant naturel qu'elle avait pour la rêverie. Mais elle ne pouvait pas continuer. La réalité semblait s'amasser autour d'elle comme des nuées d'orage, et les aspects plus sordides de son enfance menaçaient d'être révélés.

Olympe les suivit d'un pas lourd, brandissant la photographie du père de Jeanne comme une icône.

- Le colonel était superbe ! lança-t-elle à qui voulait l'entendre, s'efforçant d'inciter le cameraman à filmer ce qu'elle considérait comme l'objet le plus important de la villa. Il me faisait même un peu peur, avoua-t-elle.

Jeanne regarda encore la photographie et se rappela la peur qu'elle éprouvait soudain lorsque son père était mécontent. Tout d'un coup elle pensa à Paul, à sa vanité et à sa force, et l'envie la prit de se cramponner à lui. Elle regarda autour d'elle et vit pour la première fois combien les murs de la villa avaient besoin d'être repeints, la façon dont un coin du jardin était complètement érodé, la pierre des murs qui s'effritait, les mauvaises herbes, et au loin les baraquements aux toits de papier goudronné.

- Rien de tout cela n'existait de mon temps, dit-elle avec dégoût, s'enfonçant au milieu des broussailles, toute l'équipe sur ses talons.

Elle se sentait déçue, un peu dupée par sa visite, et quand elle vit une demi-douzaine de petits garçons à la peau brune accroupis au milieu des buissons de mûres, leurs culottes baissées, elle se mit en colère - comme s'ils venaient violer le décor de son enfance.

- Qu'est-ce que vous faites ? leur cria-t-elle, tandis qu'ils remontaient leurs pantalons et s'enfuyaient à toutes jambes.

Jeanne empoigna par le bras un des garçons et le secoua. Ses vêtements n'étaient guère plus que des haillons, et il tremblait tout en essayant de lui décocher des coups de pied dans les jambes. Jeanne vit Olympe ramasser un bout de planche et se précipiter au pas de charge dans le terrain vague, le cameraman galopant auprès d'elle en s'efforçant de la garder dans le champ.

- Tu n'as pas d'autre endroit que ma jungle pour faire ça ? demanda Jeanne au petit garçon. (Puis elle se rendit compte qu'il ne la comprenait pas). File, dit-elle. Fous le camp !

Il disparut, escaladant le mur comme un animal apeuré.

- Si je te rattrape, je te pendrai ! vociféra Olympe.

Va faire tes besoins dans ton pays, espèce de petit salaud.

Olympe ramassa une pierre et la lança vers les enfants qui s'enfuyaient.

- C'est l'Afrique, fit Tom d'un ton écœuré. On ne peut même plus être chez soi.

Jeanne se retourna pour examiner la scène, puis elle dit comme si elle se parlait à elle-même :

- Vieillir, c'est un crime.

Tom la rattrapa, hors d'haleine, et fit signe au cameraman. Il avait le visage tout rouge d'excitation et d'orgueil.

- Tu as filmé tout ça ? demanda Jeanne.

- Tout.

- Olympe était magnifique. Maintenant, tu auras une idée précise des relations raciales dans la banlieue.

Jeanne se rendit compte qu'elle avait les yeux humides.

Tom ne s'en aperçut pas.

- Maintenant, parle-moi de ton père, dit-il.

- Je croyais que nous avions fini pour aujourd'hui.

Elle se détourna et repartit vers la grille. Tom soudain lui parut prisonnier de ses illusions d'enfance, vain et naïf.

- Une dernière chose, dit-il en se précipitant pour la rejoindre.

- Je suis pressée.

- Seulement cinq minutes, Jeanne. (Il avait un ton surpris et peiné :) Parle-moi du colonel.

- J'ai un rendez-vous d'affaires, lui dit-elle, le mensonge lui venant facilement.

Elle sortit par la grille et ne prit pas la peine de la refermer.

8

La promesse du matin s'effaçait déjà à mesure qu'un rideau de nuages apparaissait devant le soleil. Ses rayons le transpercèrent brièvement, comme s'ils étaient filtrés par un voile qui allait s'épaississant, puis tout s'assombrit. La pluie hivernale s'abattit sur Paris, poussée par le vent, pour venir frapper les grandes fenêtres arrondies de l'appartement. De pâles reflets jouaient sur les murs du grand salon, créant l'illusion de multiples cascades. La pièce commençait à sentir le sexe.

Ils étaient allongés, nus sur le matelas, le bras de Jeanne reposant sur la large poitrine de Paul, et elle détourna la tête. Paul avait à la main un petit harmonica dans lequel il soufflait, n'émettant que des notes plaintives et sans suite.

- Quelle vie, fit-elle comme dans un rêve. On n'a pas le temps de souffler.

Elle songeait encore à la matinée, aux souvenirs enfouis dans la villa de banlieue. Elle éprouvait un désir irraisonné de partager sa déception avec Paul.

- Le colonel, commença-t-elle, avait les yeux verts et des bottes étincelantes. Je l'aimais comme un Dieu. Il était si beau dans son uniforme.

- Quelle foutaise !

- Quoi ? fit-elle scandalisée. Je t'interdis...

- Tous les uniformes, c'est de la foutaise, tout ce qui est en dehors d'ici, c'est de la foutaise. D'ailleurs, je n'ai pas envie d'entendre tes histoires à propos de ton passé et tout le tremblement.

Elle savait qu'elle était stupide de compter sur lui pour compatir, mais elle reprit :

- Il est mort en Algérie, en 1958.

- Ou 68, dit Paul. Ou 28, ou 98.

- En 58 ! Et je te défends de plaisanter là-dessus !

- Écoute, dit-il avec patience, pourquoi ne cesses-tu pas de parler de choses qui n'ont aucune importance ici ? Qu'est-ce que ça peut nous foutre ?

- Alors, qu'est-ce qu'il faut que je dise ? demanda-t-elle d'un ton las, quémandant un conseil. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?

Paul lui sourit. Il joua quelques mesures d'une ronde enfantine à l'harmonica, avec chaleur et non sans talent, puis il se mit à chanter : « Frère Jacques, Frère Jacques... »

Jeanne secoua la tête. Il lui semblait soudain très loin.

- Pourquoi ne rentres-tu pas en Amérique ? demanda-t-elle.