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- Je ne sais pas. À cause de mauvais souvenirs, je pense.

- Des souvenirs de quoi ?

- Mon père, fit-il en roulant sur le ventre et en se soulevant sur les coudes, si bien qu'il avait le visage tout près du sien, mon père était un ivrogne, une brute - il insista sur le mot - un baiseur de première, un bagarreur... le genre super-mâle. Oui, il n'était pas commode. (Son expression s'adoucit). Ma mère, elle, était très poétique, elle butait aussi, et parmi les souvenirs d'enfance je me rappelle qu'on était venu l'arrêter un jour où elle était à poil. On habitait une petite bourgade, dans une région agricole. J'étais rentré de l'école et elle n'était plus là, elle était en taule ou je ne sais où.

Une expression de plaisir à peine perceptible se peignit sur son visage, adoucissant ses traits. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas pensé à tout cela que ces choses avaient cessé d'exister pour lui.

- Tous les matins, reprit-il, et tous les soirs, j'allais traire une vache et j'aimais ça. Mais je me souviens qu'une fois, j'étais sur mon trente-et-un, et je m'apprêtais à sortir pour emmener une fille à un match de basket-ball, et puis mon père m'a dit : « Il faut que tu traies la vache. » Et je lui ai demandé : « Tu ne voudrais pas la traire pour moi ? » Tu sais ce qu'il m'a dit ? Il m'a dit : « Fous-moi le camp d'ici ! » Alors je suis sorti, j'étais pressé et je n'ai pas eu le temps de changer de chaussures et j'avais plein de bouse de vache dessus. Pendant tout le trajet jusqu'au terrain de basket, ça sentait dans la voiture.

Paul eut une grimace.

- Ah, fit-il, essayant de chasser ce qu'il avait déjà évoqué. Je n'ai pas beaucoup de souvenirs agréables.

Jeanne insista.

- Pas un seul ? demanda-t-elle en anglais, pour le flatter. (Les souvenirs la fascinaient).

- Certains, dit-il, cédant. Il y avait un fermier, un vieux type très gentil qui trimait vraiment dur. Je creusais un fossé avec lui, un fossé d'écoulement pour assécher un pré. Il avait une salopette et il fumait une pipe en terre, et la moitié du temps il ne mettait pas de tabac dedans. J'avais horreur de ce travail - il faisait chaud, c'était salissant, ça me brisait le dos - et toute la journée je regardais la salive du vieux qui coulait le long du tuyau de la pipe et se rassemblait sous le fourneau. Je faisais des paris tout seul pour prévoir le moment où la goutte allait tomber, et je perdais toujours. Je ne voyais jamais la salive tomber. Je détournais les yeux une seconde et, paf, c'était parti, et la salive recommençait à s'amasser.

Paul eut un petit rire silencieux et secoua la tête. Jeanne n'osait bouger, craignant qu'il ne s'arrêtât de parler.

- Et puis nous avions un beau chien, poursuivit-il, d'une voix qu'elle n'avait pas encore entendue. (C'était presque un murmure). Ma mère m'apprenait à aimer la nature - je crois que c'était tout ce dont elle était capable - et devant notre maison nous avions ce grand champ. En été, c'était un champ de moutarde, et notre gros chien noir, il s'appelait Dutchy, chassait les lapins là. Mais il ne pouvait pas les voir, alors il était obligé de sauter en l'air dans ce champ pour regarder vite où étaient les lapins. C'était très beau, mais il n'attrapait jamais rien.

Jeanne éclata de rire. Paul la regarda avec surprise.

- Je t'ai eu, dit-elle d'un ton triomphant.

- Oh vraiment ?

Pour se moquer de lui, elle poursuivit en anglais avec un violent accent :

- Je ne veux rien savoir de ton passé, baby. (Le baby était sorti, presque malgré elle).

Paul se renversa sur le dos et la considéra froidement. Le rire de Jeanne s'arrêta.

- Tu crois que je te disais la vérité ? demanda-t-il. (Et comme elle ne répondait rien, il ajouta :) Peut-être que oui, peut-être que non.

Jeanne, néanmoins, avait l'impression qu'elle l'avait quand même rendu plus humain. Ce fut elle qui prit l'initiative de leur troisième assaut de la journée. Elle dit d'un ton enjoué :

- Je suis le petit Chaperon Rouge et tu es un loup.

Paul se mit à grogner, un grognement rauque et profond, mais elle le fit taire en posant la main sur ses lèvres. De l'autre main, elle caressait ses puissants biceps.

- Que tu as les bras forts ! dit-elle.

Paul décida de se plier au jeu de Jeanne, mais s'il jouait c'était à des fins de lui seul connues et en y mettant tout son humour cruel. Il avait déjà cédé assez de terrain comme ça.

- C'est pour mieux te faire téter, mon enfant, dit-il.

Elle examina sa main :

- Quels ongles longs vous avez !

- C'est pour mieux te gratter le cul, mon enfant.

Elle passa la main dans la toison de Paul :

- Quelle fourrure vous avez.

- C'est pour mieux cacher tes morpions, mon enfant.

Elle regarda sa bouche comme un maquignon en pleine foire aux chevaux :

- Oh, quelle longue langue vous avez !

- C'est pour mieux... (Paul marqua un temps pour souligner son effet :)... te l'enfoncer dans le cul, mon enfant.

Jeanne prit dans sa main le sexe de Paul et le serra.

- Et ça, demanda-t-elle, c'est pour quoi ?

- C'est pour faire honneur à ton bonheur, lui dit-il, bonheur à ton honneur, chantonna-t-il.

Le jeu de mots laissa Jeanne indifférente. Paul profita de cette occasion pour faire étalage de son érudition :

- La queue, poursuivit-il, cependant qu'elle maintenait son étreinte, le zizi, la pine, la bite, le zob, la gaule, le trombone à coulisse.

Elle fut charmée par l'orgueil inébranlable avec lequel il évoquait l'organe mâle.

- C'est marrant, fit-elle, c'est comme de jouer aux grandes personnes quand on est petit. Ici je me sens de nouveau une enfant.

- Tu t'amusais quand tu étais gosse ? demanda Paul d'un ton absent.

La main de Jeanne sur lui, il l'acceptait tout à la fois comme un hommage et comme une stimulation, et dans cet ordre.

- C'est beau quand même, dit-elle, se laissant aller au flot des souvenirs idéalisés.

Paul s'y attendait et décida de détruire ces souvenirs, mais sans hâte et sans rompre l'ambiance.

- C'est beau de devenir rapporteur, dit-il le souffle un peu rauque, ou bien d'être forcé d'admirer l'autorité ou de se vendre pour un bonbon.

- Je n'étais pas comme ça.

- Ah non ?

- J'écrivais des poèmes. Je dessinais des châteaux... de grands châteaux avec de grosses tours.

- Tu ne pensais jamais au sexe ?

- Jamais, affirma-t-elle d'un ton catégorique.

- Jamais au sexe. (Il fit semblant de la croire). Alors tu étais sans doute amoureuse de ton professeur.

- Mon professeur était une femme.

- Alors c'était une lesbienne.

- Comment le sais-tu ?

Elle était tout à la fois furieuse et stupéfaite de son intuition. Elle se rappelait vaguement son professeur - Mlle Sauvage - qui faisait exprès de gronder ses élèves pour pouvoir les consoler ensuite. Fallait-il que tout se révèle corrompu ? se demanda-t-elle.

- Situation classique, dit Paul. Peu importe, continue.

- Mon premier amour, ça a été mon cousin Paul.

Le nom, comme n'importe quel nom, l'agaça.

- Tu vas me donner des hémorroïdes si tu continues à me dire des noms. Ça m'est égal que tu me racontes la vérité, mais ne dis pas de noms.

Jeanne s'excusa. Elle hésitait à continuer, mais il sentait où elle était vulnérable, et s'échauffait, déjà prêt à attaquer.

- Allons, continue, dit-il. Et dis la vérité.

- J'avais treize ans. Il était brun, très mince. Je le revois encore avec son grand nez. C'était follement romanesque : j'étais tombée amoureuse de lui en l'entendant jouer du piano.

- Tu veux dire la première fois qu'il a fourré la main dans ta culotte.