Paul glissa une main le long de sa cuisse, jusqu'au moment où il toucha du bout des doigts les lèvres de son sexe. De l'autre main, il faisait semblant de pianoter sur un clavier imaginaire.
- C'était un enfant prodige, poursuivit Jeanne. Il jouait des deux mains.
- Je pense bien, fit Paul avec un ricanement de mépris. Et il ne devait pas s'embêter.
- Nous mourions de chaleur...
- Bonne excuse. Et après ?
- L'après-midi, quand les grandes personnes faisaient la sieste...
- Tu t'es mise à lui empoigner la bite.
- Tu es fou, dit-elle, exaspérée.
- Alors, déclara Paul, c'est lui qui t'as touchée.
- Je ne l'ai jamais laissé faire. Jamais !
Paul sentait le conflit en elle. Elle semblait au bord d'une révélation, et il la taquinait en chantonnant :
- Menteuse, menteuse, le feu au train, la main au cul, le nez comme un poteau téléphonique ! Tu veux me faire croire qu'il ne t'a pas touchée ? Regarde-moi droit dans les yeux et dis-moi : « Il ne m'a pas touchée une seule fois. » Vas-y, je t'écoute.
Jeanne s'écarta de lui et parcourut du regard son propre corps. Ses seins et ses cuisses paraissaient lourds et sensuels ; elle se sentait tellement plus vieille maintenant, si loin de ce temps dont elle évoquait le souvenir. Elle aurait voulu cesser de se rappeler ; mais Paul ne lui laissait pas de répit.
- Non, avoua-t-elle, il m'a touchée. Mais la façon dont il le faisait...
Paul était penché sur elle maintenant.
- La façon dont il le faisait, répéta-t-il d'un ton sarcastique. Bon, qu'est-ce qu'il faisait ?
- Derrière la maison il y avait deux arbres, un sycomore et un châtaignier. Moi, je m'asseyais sous le sycomore et lui sous le châtaignier. On comptait un, deux, trois, et on commençait chacun à se masturber. Le premier qui jouissait...
Elle leva les yeux et vit que Paul s'était détourné.
- Pourquoi ne m'écoutes-tu pas ? demanda-t-elle, revenant au français.
Il ne répondit pas. Il savait que même son innocence était imprégnée de sexualité, que l'aveu qu'elle venait de faire était un triomphe pour lui, mais il n'en avait pas encore fini avec elle. Le vacarme insolite de la sonnette les fit sursauter. Du palier leur parvenait une voix d'homme nasillarde :
- La Bible complète, une édition unique, sans coupures...
Paul était furieux de cette interruption. Il se dirigea vers la porte, mais Jeanne se leva et lui prit le bras.
- Nous avons fait un pacte, oui ou non ? mur-mura-t-elle. Personne ne nous verra jamais ensemble. Tu pourrais me tuer, personne ne le saurait. Pas même ce vendeur de bibles sur le palier.
Paul posa les mains sur sa gorge et il sentit ses seins qui lui effleuraient l'avant-bras.
- La vraie Bible ! criait le vendeur. Ne fermez pas votre porte à l'éternité !
Paul détestait l'homme sans même l'avoir vu. « Ces salauds avec leurs bibles ! » marmonna-t-il. Il aurait voulu châtier cet inconnu pour les avoir dérangés, mais Jeanne ne voulait pas le lâcher. Il se mit à lui serrer le cou.
- Tu as raison, dit-il. Personne ne le saurait. Pas ce vendeur de bibles, et pas cette concierge à demi aveugle.
- Tu n'as même pas de mobile. (Elle lui serra les poignets, qui lui parurent durs comme du bois). Le crime parfait.
Ses doigts resserrèrent son étreinte. Il sentait les tendons du cou, ses pouces ne rencontraient guère de résistance. Comme ç'aurait été facile de mettre un terme à ses souvenirs sans intérêt et qu'il n'avait même pas eu besoin de lui arracher. Une fois corrompue, la chair était comme morte - que ce fût celle de Jeanne, de Rosa, ou même la sienne. Elle l'avait amené à révéler un peu de son passé, et de la faiblesse où sa rage prenait racine. Quelqu'un d'autre le paierait, et si ce n'était pas le vendeur de bibles, alors ce serait elle, car il n'avait personne d'autre sous la main.
Il la lâcha et Jeanne s'agenouilla sur le matelas, se tâtant le cou. Elle avait le souffle un peu court et elle se demandait s'il avait seulement cherché à lui faire peur.
Ce fut à peine s'ils entendirent s'éloigner les pas du vendeur de bibles.
- Quand as-tu joui pour la première fois ? lui demanda Paul. Quel âge avais-tu ?
- La première fois ?
Elle essaya de se souvenir, soulagée et vaguement flattée. Comme il était difficile à comprendre, et comme il était seul, sa silhouette se découpant contre la grisaille de la fenêtre pareille à une ardoise humide. Les muscles de son dos étaient gonflés, comme s'il s'attendait à être attaqué.
- J'étais très en retard pour l'école, commença-t-elle. Tout d'un coup, j'ai éprouvé une étrange sensation, ici, fit Jeanne en se touchant le sexe. J'ai joui tout en courant. Alors je me suis mise à courir de plus en plus vite, et plus je courais, plus je jouissais : Deux jours plus tard j'ai essayé de recommencer en courant, mais ça n'a pas marché.
Paul ne se retourna pas. Elle était allongée à plat ventre sur le matelas, une main entre ses jambes. Elle trouvait étrange de lui raconter les sombres secrets que jamais elle ne pourrait partager avec Tom.
- Pourquoi ne m'écoutes-tu pas ? demanda-t-elle.
Paul se contenta de passer dans la pièce voisine. Il se sentait tendu comme la corde d'un arc. Il s'assit au bord d'une chaise et observa Jeanne, elle se mit à agiter ses hanches d'un mouvement circulaire, comme si elle faisait l'amour. Ses fesses se crispèrent.
- Tu sais, soupira-t-elle, sans le regarder. J'ai l'impression de parler aux murs.
Elle continuait à se caresser avec un plaisir grandissant.
- La solitude pèse sur moi. Ce n'est pas gentil ni généreux : tu n'es qu'un égoïste. (Sa voix était lointaine, un peu rauque). Je peux être moi-même toute seule aussi, tu sais.
Paul regardait son jeune corps qui ondulait de façon rythmée, et il se sentit les yeux pleins de larmes. Ce n'était pas sur ses souvenirs perdus d'enfant gâtée ni sur ses débuts sordides à lui qu'il pleurait. Il pleurait sur sa propre solitude.
Jeanne se tordit dans un orgasme, puis demeura immobile, comme vidée de sa substance, et épuisée.
- Amen, fit-il.
Longtemps il resta assis sans bouger. Elle finit par se lever et, sans regarder Paul, rassembla ses affaires et disparut dans la salle de bains.
La veste de Paul était accrochée à un portemanteau. Le tissu à chevrons poivre et sel parut à Jeanne assez banal et, mue par une brusque impulsion, elle regarda l'étiquette et constata que la veste venait du Printemps. Elle hésita, puis fouilla dans ses poches, en retira quelques pièces de monnaie, un ticket de métro poinçonné et une cigarette cassée en deux. Elle passa à la poche intérieure stupéfaite de sa propre audace, et découvrit une liasse de billets de cent francs, mais aucun papier d'identité.
La porte s'ouvrit brusquement et Paul entra. Il était en pantalon et il tenait à la main une vieille serviette en cuir. Il la posa sur le lavabo et en tira sa crème à raser, une savonnette, un long cuir à repasser usé par le passage de nombreuses lames, et le rasoir avec le manche en os.
- Qu'est-ce que je fais dans cet appartement avec toi ? lui demanda-t-elle.
Paul ne répondit pas et se mit à se savonner le visage.
- L'amour ? suggéra-t-elle.
- Disons simplement qu'on essaie de s'envoyer en l'air sur un tapis roulant.
Elle ne comprenait pas très bien ce qu'il disait, mais elle sentait qu'il y avait là quelque métaphore obscène qui correspondait à la triste opinion qu'il avait de l'aventure humaine.
- Alors, tu penses que je suis une putain.
Jeanne avait du mal à prononcer le dernier mot en anglais et Paul se moqua d'elle.
- Une putain ! répéta-t-elle en français. Une putain, une grue.
- Mais non, tu n'es qu'une charmante enfant un peu démodée qui essaie de s'en tirer.
Le ton de sa voix l'insulta.
- Je préfère être une putain.
- Pourquoi fouillais-tu dans mes poches ? dit-il.
Jeanne réussit à ne manifester aucune surprise.
- Pour découvrir qui tu es.
- « Pour découvrir qui tu es », répéta-t-il. Eh bien, si tu regardes d'assez près, tu me verras en train de me cacher derrière ma braguette.
Elle était en train de se mettre du noir aux yeux. Paul attacha le cuir à repasser au robinet et d'une main experte entreprit de promener dessus la lame de son rasoir.
- Nous savons qu'il achète ses vêtements dans un grand magasin, annonça Jeanne. Ça n'est pas beaucoup, inspecteur, mais c'est un début.
- Ça n'est pas un début, c'est une fin.
L'ambiance qui régnait tout à l'heure dans le salon rond s'était dissipée. Le carrelage froid autour d'eux avait un effet réfrigérant, mais Jeanne insista. Nonchalamment elle demanda à Paul son âge.
- J'aurai quatre-vingt-treize ans le week-end prochain, dit-il.
- Oh ? Tu ne les parais pas.
Il commença à se raser, à longs coups précis.
- Tu as fait des études ? demanda-t-elle.
- Oh oui ! Je suis allé à l'université du Congo. Pour étudier la copulation chez les baleines.
- Les coiffeurs ne vont généralement pas à l'université.
- Tu es en train de me dire que j'ai l'air d'un coiffeur.
- Non, fit-elle, mais c'est un rasoir de coiffeur...
- Ou de fou.
Il n'y avait aucun humour dans sa voix.
- Alors tu veux me dépecer ? déclara-t-elle.
- Ce serait comme si j'écrivais mon nom sur ton visage.
- Comme on fait aux esclaves ?
- Les esclaves, on les marque sur les fesses, dit-il. Et je veux que tu sois libre.
- Libre. (Le mot lui paraissait étrange). Je ne suis pas libre.
Elle regarda son reflet dans le miroir. Paul levait le menton, surveillant le progrès du rasoir sur la surface de sa gorge ; dans cet unique instant où il n'était pas sur ses gardes, sa masculinité semblait menacée.
- Tu sais ? fit-elle. Tu ne veux rien savoir de moi parce que tu as horreur des femmes. Qu'est-ce qu'elles t'ont donc fait ?
- Ou bien elles font toujours semblant de savoir qui elles sont. Et c'est très emmerdant.
- Je n'ai pas peur de dire qui je suis. J'ai vingt ans...
- Bon Dieu ! fit-il en se retournant vers elle. Ne t'épuise pas le cerveau !
Jeanne allait recommencer à parler, mais il brandit son rasoir.
- Tais-toi ! Tu comprends ? Je sais que c'est dur, mais il va falloir que tu le supportes.
Jeanne céda.
Paul remit le rasoir dans sa trousse. Il se rinça le visage, se sécha, puis empoigna les bords du lavabo et en éprouva la solidité.
- C'est très rare, dit-il doucement, on n'en trouve plus de comme ça. Je crois que ce sont les lavabos qui nous font rester ensemble, tu ne penses pas ?
Il se pencha et de ses doigts courts toucha chacun de ses articles de toilette, presque avec délicatesse.
- Je crois que je suis heureux avec toi, dit-il.
Il lui donna un baiser inattendu, un peu tendre, puis il tourna les talons et sortit.
- Encore ! cria Jeanne derrière lui. Refais-le, encore !
Elle se hâta d'achever sa toilette, ravie de l'aveu qu'il venait de faire. Elle s'habilla et lui cria joyeusement en français :
- J'arrive, je suis presque prête.
Elle ouvrit la porte et sortit dans le couloir.
- On peut partir ensemble ? demanda-t-elle, sachant maintenant qu'il ne protesterait pas.
Mais il n'y eut pas de réponse. Paul était déjà parti.