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- Mais non, tu n'es qu'une charmante enfant un peu démodée qui essaie de s'en tirer.

Le ton de sa voix l'insulta.

- Je préfère être une putain.

- Pourquoi fouillais-tu dans mes poches ? dit-il.

Jeanne réussit à ne manifester aucune surprise.

- Pour découvrir qui tu es.

- « Pour découvrir qui tu es », répéta-t-il. Eh bien, si tu regardes d'assez près, tu me verras en train de me cacher derrière ma braguette.

Elle était en train de se mettre du noir aux yeux. Paul attacha le cuir à repasser au robinet et d'une main experte entreprit de promener dessus la lame de son rasoir.

- Nous savons qu'il achète ses vêtements dans un grand magasin, annonça Jeanne. Ça n'est pas beaucoup, inspecteur, mais c'est un début.

- Ça n'est pas un début, c'est une fin.

L'ambiance qui régnait tout à l'heure dans le salon rond s'était dissipée. Le carrelage froid autour d'eux avait un effet réfrigérant, mais Jeanne insista. Nonchalamment elle demanda à Paul son âge.

- J'aurai quatre-vingt-treize ans le week-end prochain, dit-il.

- Oh ? Tu ne les parais pas.

Il commença à se raser, à longs coups précis.

- Tu as fait des études ? demanda-t-elle.

- Oh oui ! Je suis allé à l'université du Congo. Pour étudier la copulation chez les baleines.

- Les coiffeurs ne vont généralement pas à l'université.

- Tu es en train de me dire que j'ai l'air d'un coiffeur.

- Non, fit-elle, mais c'est un rasoir de coiffeur...

- Ou de fou.

Il n'y avait aucun humour dans sa voix.

- Alors tu veux me dépecer ? déclara-t-elle.

- Ce serait comme si j'écrivais mon nom sur ton visage.

- Comme on fait aux esclaves ?

- Les esclaves, on les marque sur les fesses, dit-il. Et je veux que tu sois libre.

- Libre. (Le mot lui paraissait étrange). Je ne suis pas libre.

Elle regarda son reflet dans le miroir. Paul levait le menton, surveillant le progrès du rasoir sur la surface de sa gorge ; dans cet unique instant où il n'était pas sur ses gardes, sa masculinité semblait menacée.

- Tu sais ? fit-elle. Tu ne veux rien savoir de moi parce que tu as horreur des femmes. Qu'est-ce qu'elles t'ont donc fait ?

- Ou bien elles font toujours semblant de savoir qui elles sont. Et c'est très emmerdant.

- Je n'ai pas peur de dire qui je suis. J'ai vingt ans...

- Bon Dieu ! fit-il en se retournant vers elle. Ne t'épuise pas le cerveau !

Jeanne allait recommencer à parler, mais il brandit son rasoir.

- Tais-toi ! Tu comprends ? Je sais que c'est dur, mais il va falloir que tu le supportes.

Jeanne céda.

Paul remit le rasoir dans sa trousse. Il se rinça le visage, se sécha, puis empoigna les bords du lavabo et en éprouva la solidité.

- C'est très rare, dit-il doucement, on n'en trouve plus de comme ça. Je crois que ce sont les lavabos qui nous font rester ensemble, tu ne penses pas ?

Il se pencha et de ses doigts courts toucha chacun de ses articles de toilette, presque avec délicatesse.

- Je crois que je suis heureux avec toi, dit-il.

Il lui donna un baiser inattendu, un peu tendre, puis il tourna les talons et sortit.

- Encore ! cria Jeanne derrière lui. Refais-le, encore !

Elle se hâta d'achever sa toilette, ravie de l'aveu qu'il venait de faire. Elle s'habilla et lui cria joyeusement en français :

- J'arrive, je suis presque prête.

Elle ouvrit la porte et sortit dans le couloir.

- On peut partir ensemble ? demanda-t-elle, sachant maintenant qu'il ne protesterait pas.

Mais il n'y eut pas de réponse. Paul était déjà parti.

9

Des fleurs sombres formaient une barricade devant la fenêtre, semblaient encombrer la baignoire et le lavabo, occupaient la commode. Le lit demeurait vide. Paul, figé sur le pas de la porte, inspectait le travail de sa belle-mère. Il répugnait à entrer. L'odeur épaisse et un peu poisseuse des chrysanthèmes l'écœurait, tout comme les paroles obséquieuses du portier, Raymond, dont les façons lui rappelaient celles d'un croque-mort.

- Ça fait bien, dit Raymond, passant dans la chambre devant Paul. Vous ne trouvez pas ?

- Il ne manque que Rosa.

- Votre belle-mère avait besoin de quelque chose à faire. C'est une jolie chambre, tranquille, si seulement il n'y avait pas la penderie. Elle est pleine de vers : on les entend qui travaillent dans le bois.

Raymond colla sa tête chauve contre la penderie et émit un son qui ressemblait à une mastication.

- Je mets toujours des Sud-Américains dans cette chambre, annonça-t-il avec un sourire mauvais. Les Sud-Américains ne laissent jamais de pourboires. No tengo dinero, ils disent toujours. Mañana, mañana.

- Nous sommes complets, mon bon monsieur, fit Paul en ricanant. Il n'y a que la chambre mortuaire de libre.

Raymond eut un rire qui ressemblait à un hoquet d'agonie.

- C'est bien ça, patron. Ça vous fait du bien de rire.

Paul tourna les talons et descendit l'escalier pour revenir dans l'entrée. Une femme lourdement maquillée et d'un âge indéterminé, portant une jupe à sequins sous son manteau, était penchée sur le registre ouvert, cherchant les noms de clients éventuels. C'était une pensionnaire, une amie de Rosa, et Paul la tolérait. Il referma le registre en passant et poursuivit son chemin jusqu'à sa chambre, laissant la porte ouverte.

- Pas de nouvelles têtes intéressantes aujourd'hui dit la prostituée. Tu veux jouer aux courses, Paul ?

Paul ne répondit pas. Il prit une boîte en métal et une casserole délabrée dans le petit placard sous le réchaud et entreprit de préparer du café.

- La pauvre Rosa et moi, on connaissait une femme qui nous donnait des tuyaux, poursuivit-elle, sans s'occuper de savoir s'il écoutait ou non. Ça nous distrayait de parier. Et Rosa aimait tellement les chevaux. On comptait en acheter un toutes les deux un jour.

- Rosa ne connaissait rien aux chevaux, reprit Paul.

- Qu'est-ce que tu racontes ? Rosa s'y connaissait très bien en chevaux. Les gens du cirque lui avaient appris à monter.

Paul s'installa derrière le bureau. Le papotage de la femme l'agaçait.

- Quels gens du cirque ? demanda-t-il d'un ton las.

- Rosa s'était enfuie quand elle avait treize ans, pour suivre un cirque. C'est drôle qu'elle ne t'en ait jamais parlé.

Paul aurait voulu la faire taire. L'idée de sa femme inventant des histoires pour faire plaisir à une putain le révoltait presque autant que la vue des jarrets d'un blanc opalescent de cette vieille femme. Était-il possible qu'elle en sût plus sur Rosa que lui ? Elle sentit son exaspération et monta l'escalier. Paul l'entendit lancer encore :

- Pourquoi a-t-elle fait ça ? Dimanche, c'était le Grand Prix à Auteuil.

Un jeune homme en imperméable était planté devant Paul. Il savait que l'homme était américain parce qu'il avait un sac de voyage à fermeture éclair ; il attendait qu'on lui adresse la parole et il avait ce regard un peu hanté que Paul avait vu souvent.

- Vous voulez une chambre ? demanda Paul en français, par pure méchanceté.

- Oui, je suis de Dusseldorf. L'hiver est très long là-bas.

C'était la même phrase qu'ils utilisaient tous. La pauvre comédie des déserteurs semblait pitoyable à Paul. Mais c'étaient des clients, et un hôtel, il faut bien le remplir.

- Et vous êtes parti sans rien dire ? fit Paul.

Le jeune homme hocha la tête :

- Pour le passeport, j'en aurai un d'ici deux jours.

Paul prit une clef au tableau et le précéda dans l'escalier. Il ouvrit la porte à côté de la chambre mortuaire de Rosa et regarda le jeune homme poser son sac sur le lit et se tourner vers lui, le visage rayonnant de reconnaissance.