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- Pour l'argent, dit-il, je ne sais pas quand je pourrai vous payer.

Paul se contenta de le regarder. L'argent, ça lui était égal, mais il ne se sentait pas d'humeur non plus à prodiguer sa sollicitude. Il ferma la porte au nez du déserteur et repartit vers l'escalier.

10

Le spectacle d'une jolie fille pleurant avenue du Président-Kennedy aurait dû attirer davantage d'attention. Les réverbères s'allumaient l'un après l'autre, apportant leur lumière fragile et inutile auprès de cette sorte de plancton lumineux que formaient les feux des voitures massées presque pare-chocs contre pare-chocs, luttant farouchement pour gagner une place, indifférentes aux humains qui n'osaient pas quitter le havre du trottoir. Les hommes que Jeanne croisait commençaient à regarder ses jambes, puis ses seins, et lorsqu'ils découvraient ses larmes, elle était déjà loin.

Elle passa sa manche sur ses yeux et entra brusquement dans un restaurant. La lumière crue des lampes fluorescentes et l'odeur graillonneuse de la viande qui cuisait sur des brochettes l'assaillirent, et elle se fraya rapidement un chemin au milieu de la foule des vendeuses et des employés jusqu'à la cabine téléphonique au fond.

Elle retrouva un jeton au fond de son sac, l'introduisit dans l'appareil et composa le numéro de Tom. Il répondit presque aussitôt, et elle s'aperçut qu'elle était incapable de parler. Agacé par ce silence, Tom se mit à jurer.

- Tu es bien comme je t'imaginais, dit-elle, tu deviens tout de suite vulgaire... Écoute, il faut que je te parle, je n'ai pas le temps de t'expliquer... Je suis à Passy... Non, pas par téléphone... Retrouve-moi à la station de métro...

Elle se remit à pleurer et raccrocha. Tout le monde voulait quelque chose d'elle, elle n'avait pas le temps de souffler, pas de répit, on l'utilisait, il fallait éliminer quelque chose. Elle songea à la caméra de Tom fouillant les crevasses secrètes de sa vie. C'était sûrement quelque chose dont elle pouvait se passer.

Elle quitta la brasserie et revint en hâte vers la station de métro. Elle attendit sur le quai, en face de celui où Tom devait arriver, les mains enfoncées dans les poches de son manteau, à regarder arriver et repartir les rames vert pâle avec leur unique wagon rouge de première. Elle pensa à Paul et ses larmes séchèrent. L'ambivalence dans laquelle elle vivait la tourmentait.

Tom était sur le quai d'en face, il la regardait.

- Qu'est-ce que tu fais là-bas ? dit-il.

- Il faut que je te parle.

Il se dirigeait vers l'escalier, mais Jeanne l'arrêta.

- Ne viens pas ! cria-t-elle. Reste là.

Tom était aussi agacé que déconcerté. Il inspecta le quai avant de lui demander :

- Pourquoi n'as-tu pas voulu me parler au téléphone ? Pourquoi ici ?

Parce qu'il n'y avait qu'ici où elle pouvait lui imposer cette distance forcée, aurait-elle voulu lui dire. Ici, elle était à l'abri, du moins pour le moment.

- Il faut que tu trouves quelqu'un d'autre, dit-elle.

- Pour quoi ?

- Pour ton film.

Tom semblait en proie aux affres de l'angoisse.

- Pourquoi ?

- Parce que tu profites de moi, dit-elle. Parce que tu m'obliges à faire des choses que je n'ai jamais faites. Parce que tu me prends mon temps...

C'étaient les accusations qu'elle aurait voulu lancer à Paul, mais elle en était incapable, et ce sentiment d'impuissance joint à la fatigue firent monter de nouvelles larmes à ses yeux.

- ... et à cause du genre de choses que tu me fais faire, tout ce qui te passe par la tête. Le film est fini, tu comprends ?

Tom leva les mains, dans un geste désemparé. La rame entra avec fracas dans la station, le masquant aux yeux de Jeanne et elle comprit que c'était la fin : le train allait repartir avec lui dedans, et ce serait la fin de toute cette complication. Elle était contente de ne pas avoir le temps d'éprouver ni du plaisir ni de la souffrance. C'était simplement fini.

Le métro repartit. Tom avait disparu.

Elle se retourna. Il était auprès d'elle.

- J'en ai assez de me faire violer ! hurla-t-elle.

Ils s'affrontaient comme des chats. Maladroitement, il voulut la frapper, mais le coup lui effleura à peine l'épaule, elle recula et voulut riposter avec son sac. Ils étaient comme deux enfants sur un tas de sable, s'agitant follement et s'injuriant, et tout d'un coup, épuisés, ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre.

11

On aurait dit que l'Algérien ne se reposait jamais. Les mélodies inachevées de son saxophone faisaient songer Paul à Dieu sait quelle créature en train d'agoniser, hypnotisée par le son de ses propres lamentations. Il était allongé sur le divan dans sa chambre, et de là il surveillait le bureau, éclairé seulement par une petite lampe. Le rond d'un vert morbide de l'enseigne lumineuse de pastis de l'autre côté de la rue semblait marquer les limites les plus lointaines de son univers. Paul sommeillait.

Il s'éveilla brusquement, sentant une main posée sur sa poitrine. Dans la pénombre, il reconnut la robuste silhouette de sa belle-mère, un châle drapé autour de ses épaules, juchée au bord de la chaise.

- Je n'arrive pas à dormir avec cette musique, dit-elle.

Un instant, Paul imagina que c'était Rosa. Elle avait la même voix, la main sur lui semblait la même.

- Je suis arrivé à cet hôtel pour y passer simplement une nuit, dit Paul d'un ton rêveur, et j'y suis resté cinq ans.

- Quand papa et moi avions cet hôtel, les gens venaient ici pour y dormir.

Il n'y avait pas de reproche dans sa voix, mais Paul savait qu'elle désapprouvait.

- Maintenant, dit-il presque avec fierté, ils font n'importe quoi. Ils viennent se cacher, ils se droguent, ils jouent de la musique...

Le poids de cette main sur sa poitrine était intolérable. La simple idée de la chair dans ce monde étriqué et sordide - celui de sa belle-mère, le sien, celui des clients de l'hôtel - le dégoûtait. Il y avait quelque chose dans les façons de cette femme vieillissante qui dépassait un simple geste de réconfort.

- Ôtez votre main, dit-il.

Mais elle croyait comprendre son esseulement. Après tout, c'était le mari de Rosa, et c'était son devoir à elle de calmer sa douleur. Et puis, ce contact l'apaisait, elle aussi. Elle se rendait compte que Rosa avait choisi ce qu'elle considérait comme un vrai mâle.

- Vous n'êtes pas seul, Paul, murmura-t-elle, palpant son large torse, je suis là.

Il souleva doucement la main de sa belle-mère et la regarda, et elle éprouva une soudaine bouffée de gratitude. Il l'approcha de ses lèvres, puis d'un geste brutal et précis, il la mordit.

Mère sursauta et repoussa la chaise pour s'éloigner de lui. Elle palpa sa main endolorie.

- Vous êtes fou ! cria-t-elle. Je commence à comprendre...

Elle ne termina pas sa phrase, mais Paul savait ce qu'elle voulait dire : qu'il avait pousse Rosa au suicide. Ça lui était égal de jouer ce rôle. Ça n'était pas plus absurde que celui qu'il jouait actuellement de mari éploré, d'amant clandestin, d'employé d'hôtel.

Il bondit du divan.

- Vous voulez que je fasse cesser cette musique ? demanda-t-il, traversant la chambre pour se diriger vers le coffret de fusibles. Très bien, je vais les faire taire.

- Qu'est-ce que vous faites Paul ? demanda-t-elle craintivement.

- Qu'est-ce qui se passe, Mère, vous êtes inquiète ? (Il s'était mis à parler anglais, d'un ton vif et méprisant). Ne vous inquiétez pas, il n'y a pas de quoi. Vous savez, il en faut si peu pour leur faire peur.