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Il abaissa l'interrupteur et toute la pension se trouva brusquement plongée dans l'obscurité. Elle eut un sursaut et se cramponna à la chaise. Paul s'approcha d'elle.

- Vous voulez savoir de quoi ils ont peur ? dit-il d'une voix forte. Je vais vous dire : ils ont peur du noir, figurez-vous.

Il la prit sans douceur par le bras et l'entraîna dans le vestibule.

- Venez, Mère. Je veux vous présenter mes amis.

- La lumière, dit-elle. Rallumez la lumière !

Il l'entraîna jusqu'au pied de l'escalier. Le saxophone s'était tu brusquement. Dans les étages de l'hôtel, on entendait des portes qui claquaient, des pas traînants, des voix étouffées qui parlaient en diverses langues.

- Je crois que vous devriez faire la connaissance de quelques clients de l'hôtel, dit Paul avec une ironie désespérée, (Et il se mit à crier dans la cage de l'escalier :) Hé, les amis ! J'aimerais que vous disiez bonjour à Maman.

Quelqu'un craqua une allumette sur le palier du premier étage, et Paul distingua les formes vagues et fantomatiques massées là-haut. Une autre allumette s'enflamma. Il entrevit des visages qu'il voyait depuis des années - ces épaves humaines dont il faisait partie - des visages grotesques et fragiles, et qu'il méprisait encore davantage à cause de leur peur.

- Maman, cria-t-il, en désignant les visages d'une main et en lui étreignant le bras de l'autre, je vous présente Jojo le Camé. Et Monsieur Saxophone, c'est notre filière. Maman, de temps en temps, il nous refile un peu de neige...

Elle essaya de se dégager.

- Lâchez-moi ! fit-elle haletante, mais Paul tenait bon.

- ... et là-bas, c'est la belle Miss Pompiers 1933 ! Elle se débrouille encore pas mal quand elle enlève son râtelier. Vous ne voulez pas dire bonjour. Maman ? Braves gens, je vous présente Maman !

Le brouhaha dans toutes les langues se fit plus fort.

- La lumière, Paul, supplia-t-elle. Allumez la lumière.

- Oh, vous avez peur du noir, Maman ? Ah, la pauvre petite. Très bien, ma jolie, je vais m'occuper de vous, ne vous inquiétez surtout pas.

Paul craqua une allumette et son visage apparut, blême, dans l'ombre. Il eut un long rire sans gaieté, jeta l'allumette et repassa dans la pièce. Il remit l'interrupteur en place et la lumière revint. Comme c'était facile de les affoler, songea-t-il. Ils semblaient avoir tout aussi peur d'être tués que de tuer.

Il revint dans l'entrée. La foule des clients en peignoirs, en imperméables hâtivement enfilés, se dispersa en murmurant comme des bêtes apeurées. Sa belle-mère était toujours cramponnée à la rampe et le regardait comme si elle n'en croyait pas ses yeux.

Un client arriva de la rue, portant une liasse de journaux sous son bras. Il était plus âgé que Paul, mais il avait l'air soigné et distingué avec son manteau bien brossé et son chapeau tyrolien qu'il s'empressa d'ôter.

- Bonjour, Marcel, dit Paul sans émotion.

Il lui tendit sa clef. Marcel fit un petit salut poli de la tête à la belle-mère de Paul et s'engagea dans l'escalier. Elle le suivit d'un regard approbateur.

- Il vous plaît. Mère ? demanda Paul.

Elle flaira un nouveau piège et ne répondit rien. Il eut un sourire sarcastique et secoua la tête. Pour lui, c'était l'ultime et accablante ironie de cette soirée.

- Allons, dit-il, c'était l'amant de Rosa.

12

Le temps paraissait suspendu entre les façades de pierre tarabiscotées des immeubles de la rue Jules-Verne. Jeanne ne s'engageait jamais dans la rue sans d'abord regarder derrière elle, au cas où quelqu'un qu'elle connaissait l'observerait. Elle avait appris par cœur l'ordre dans lequel étaient garées les voitures. La toile de couleur vive-qui protégeait la terrasse du café, l'échafaudage abandonné en face de l'immeuble, tout cela était maintenant pour elle un spectacle parfaitement familier.

Elle retrouva avec plaisir la pénombre froide et qui sentait le renfermé de l'entrée. La fenêtre de la loge était fermée, et l'immeuble semblait plus sévère que jamais. Jeanne entra dans l'ascenseur et posa entre ses pieds le tourne-disques portable qu'elle trimballait. Le sentiment d'inquiétude que lui inspirait Paul ne faisait que s'affirmer : comme toujours, elle avait envie de lui, et elle redoutait de le trouver là. Mais leur dernière rencontre s'était terminée de façon si différente, si gentille, qu'elle éprouvait maintenant une certaine impatience qui ne faisait que croître à mesure que l'ascenseur la rapprochait de l'appartement.

Au moment où elle tournait la clef dans la serrure, elle crut percevoir une petite musique aux accents étouffés. La porte s'ouvrit sur ce qu'elle pensait être des pièces vides. Ses pas retentirent sur le dallage, et elle aperçut le salon rond et le matelas qu'elle connaissait si bien, baignés de soleil. Elle cria : « Il y a quelqu'un ? » sachant qu'on ne lui répondrait pas.

Elle posa le tourne-disques par terre et se dirigea vers les meubles entassés sous le drap.

La forme en était un peu inquiétante, et Jeanne les interpella d'un ton joyeux, s'efforçant de minimiser sa déception.

- Quelque chose qui ne va pas ? Vous avez vos problèmes aussi. N'est-ce pas ?

Elle n'avait pas remarqué que Paul était allongé au fond de la pièce, silencieux et distrait. Sur le sol auprès de lui se trouvaient un camembert, un croûton de pain et un couteau. Il n'avait sur lui que son pantalon et un maillot de corps, il avait les cheveux en désordre, et le manque de sommeil avait laissé des cernes autour de ses yeux. Il ne leva même pas la tête lorsqu'il finit par dire :

- Il y a du beurre dans la cuisine.

Jeanne se retourna vers lui.

- Tiens, tu es là, dit-elle, en dissimulant sa frayeur. Pourquoi n'as-tu pas répondu ?

- Va chercher le beurre, lui dit-il.

- Il faut que je me dépêche. J'ai un rendez-vous.

- Va chercher le beurre !

Elle le regarda avec stupéfaction. Le jour précédent était oublié. Il avait l'air d'une brute maintenant, allongé là sur le parquet plein de poussière, appuyé sur un coude, des croûtes de pain collées à ses lèvres. Il grignotait son fromage comme un animal en cage attendant l'heure d'être nourri.

Jeanne s'en alla dans la cuisine et revint avec le beurre enveloppé dans son papier métallisé. Elle le jeta sur le parquet devant lui et seule cette petite manifestation de violence parut retenir son attention. Paul la regarda avec un air vaguement intéressé. C'était son premier geste de défi, mais elle n'était pas assez forte pour s'en aller.

- Ça me rend folle, dit-elle dans son anglais un peu décousu, s'accroupissant en tailleur devant lui. Tu es tellement sûr que je reviendrai.

Paul se contenta de tartiner le beurre sur ce qui restait de son croûton et le mangea en mâchant bruyamment. Il repoussa le paquet et s'essuya la bouche du revers de la main. Il ne voulait rien faire pour tenter de la convaincre de rester, mais si elle restait, il allait mettre sa force à l'épreuve.

- Qu'est-ce que tu crois ? demanda-t-elle d'un ton ironique, lui parlant en français bien qu'elle sût qu'il préférait l'anglais. Qu'un Américain vautré sur le parquet d'une maison vide, en train de manger du fromage et du pain rassis, est intéressant ?

Elle le tentait, mais il restait calme. Le voir ainsi affalé la dégoûtait, et en même temps l'excitait. Elle se demandait ce qu'il pouvait bien y avoir d'attirant dans son apparence si peu soignée, alors que c'était humiliant et exaspérant, tout comme son mépris. Quant à Paul, depuis la veille au soir, il sentait sa colère et sa frustration monter et c'était sur elle maintenant que cela retombait, aveuglément. Après tout, elle n'était qu'un corps : c'était ça leur pacte.

Jeanne pianotait nerveusement sur le parquet. Elle faisait ça avec les jointures de ses doigts, ce qui rendait un son creux.