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Jeanne était vaguement troublée par cette rencontre : l'inexplicable attirance qu'elle avait ressentie sur le pont, voilà qu'elle l'éprouvait de nouveau, et elle trouvait là quelque chose qui, étrangement, l'humiliait. Elle entra dans la cabine, introduisit son jeton et composa le numéro, sans se donner le mal de fermer la porte.

- Maman, dit-elle, c'est Jeanne... J'ai trouvé un appartement à Passy. Je vais le visiter... Et puis j'ai rendez-vous avec Tom à la station de métro... À tout à l'heure... Je t'embrasse.

Elle raccrocha et remonta l'escalier. Dans la rue, le soleil semblait trop fort pour l'hiver, on avait l'impression d'un moment hors du temps. Une longue DS noire se coula sans bruit dans la rue, mais c'était une exception ; des échafaudages vides semblaient soutenir un des élégants vieux immeubles qui occupaient le pâté de maisons. Elle s'arrêta un instant sur le trottoir, sa main tâta les fleurs fraîches qu'elle avait épinglées à la coiffe de son chapeau ; puis elle tourna les talons et repartit d'un pas désinvolte vers l'immeuble, avec l'agréable certitude que les hommes dans le bar la suivaient des yeux.

Elle pressa le bouton et poussa la lourde porte en fer forgé. Derrière la vitre jaunie, on apercevait une entrée mal éclairée, où flottait une odeur de Gauloises bleues refroidie et les relents peu ragoûtants de quelque chose qui mitonnait sur un fourneau quelque part dans les étages. La lumière filtrait par de hautes fenêtres aux carreaux mal lavés pour éclairer la cage aux ferronneries compliquées de l'ascenseur ; une porte aux vitres jaunies plus opaques séparait l'entrée de la loge de la concierge, et Jeanne s'approcha de la petite fenêtre ouverte.

Une grosse femme noire était assise, tournée vers le mur d'en face, en train de lire un journal. Jeanne s'éclaircit la voix pour attirer l'attention de la femme, mais celle-ci ne bougea pas, ne s'intéressant visiblement pas à ce qu'on pouvait lui vouloir.

- Je suis venue pour l'appartement, finit par dire Jeanne. J'ai vu la pancarte.

La concierge tourna la tête, et Jeanne s'aperçut qu'elle avait la cataracte aux deux yeux.

- La pancarte ? fit la femme en jetant un regard hostile vers un coin de son réduit. C'est bien ça, personne ne me dit rien.

Elle se mit à chantonner, un refrain sans air qui ressemblait plutôt à une lamentation - et de nouveau elle détourna la tête.

- J'aimerais le visiter, dit Jeanne.

- Vous voulez le louer ?

- Je ne sais pas encore.

La femme se mit pesamment sur ses pieds, au prix de ce qui semblait être un immense effort. Puis elle se lança dans une longue litanie de doléances.

- Ils louent. Ils sous-louent. Ils font ce qu'ils veulent. Et je suis la dernière à le savoir. Vous avez une cigarette ?

Jeanne fouilla dans son sac, y prit un paquet de Gitanes et le lui tendit par la fenêtre. La concierge y puisa une cigarette, après quoi Jeanne retira précipitamment sa main, répugnant à subir le contact de cette femme. L'autre alluma soigneusement sa cigarette, renversant en arrière sa tête massive en s'efforçant de voir le bout qu'elle allumait, et elle aspira profondément la fumée. Au lieu de rendre le paquet, elle le laissa tomber dans la poche du chandail informe qui l'enveloppait tant bien que mal.

- Ça n'était pas comme ça autrefois, dit-elle. Montez si vous voulez. Mais faudra que vous y alliez toute seule. J'ai peur des rats.

Elle avait une voix infiniment lasse. Jeanne avait l'impression d'essayer de forcer l'entrée d'un monde souterrain, plein d'ombres et de menaces, et de se heurter à un gardien décidé à lui barrer le passage. Cette vieille femme, comme Charon aux portes des enfers, réclamait un paiement avant d'admettre les suppliants ; Jeanne se demanda si elle allait disparaître dans les profondeurs de l'immeuble.

La concierge tripotait les grosses clefs accrochées au tableau au-dessus de sa chaise.

- La clef a disparu, dit-elle d'une voix croassante. Il se passe de drôles de choses ici.

La porte la plus proche de la cage d'ascenseur s'ouvrit en grinçant. Jeanne vit émerger une main émaciée qui étreignait une bouteille vide, et la déposer maladroitement sur le carrelage. Puis la main disparut et la porte se referma aussitôt.

- Ils descendent six bouteilles par jour, dit la femme d'un air absent, comme si les locataires étaient des animaux et pas des gens.

Jeanne tourna les talons, elle s'apprêtait à partir. L'état de délabrement de l'immeuble l'inquiétait, mais plus encore que cette impression d'isolement, la sensation d'être prisonnière dans un endroit hors du temps, où il ne se trouvait pas de gens normaux pour faire ce que font tous les gens normaux, mais seulement des infirmes et des quasi-morts.

- Attendez ! cria la concierge. Ne partez pas. Il doit y avoir un double.

Elle fouilla dans un tiroir et exhiba une vieille clef de cuivre.

- Voilà, dit-elle en la tendant à Jeanne, qui voulut éviter de toucher cette chair molle et grasse.

Mais elle n'avait pas eu le temps de retirer sa main que la femme l'avait saisie dans la sienne et la serrait. Un sourire de demeurée révéla ses dents rongées par la carie.

- Vous êtes jeune, fit-elle en ricanant, frottant ses doigts sur la main et le poignet de Jeanne.

Celle-ci libéra sa main d'un geste brusque et se dirigea vers l'ascenseur. La femme ricanait toujours lorsque Jeanne claqua la porte de la cage ; elle tendit l'oreille pour écouter le soupir de la machinerie vétuste tandis que l'ascenseur commençait à monter. L'immeuble la faisait penser à un mausolée, grandiose dans sa conception et dans sa construction, mais dont les occupants ne seraient jamais à la hauteur de la majesté et l'avaient laissé se délabrer. On n'entendait pas d'autre bruit que celui du vieil ascenseur et le claquement de la grille lorsqu'elle sortit de la cabine au cinquième étage.

La porte de l'appartement était large et lourde, le bois peint paraissait presque noir dans l'ombre du palier. Le bouton de porte en cuivre ciselé était patiné par le contact de mains innombrables. Jeanne tourna la clef dans la serrure et poussa le lourd battant. Pénétrant dans le vestibule, elle fut aussitôt frappée par l'immensité et par le style de l'appartement. Le sol de l'entrée était en carrelage noir et blanc ; les lambris des murs étaient du même bois sombre et somptueux que celui de la porte. Elle avança dans le couloir avec respect, presque avec crainte. Elle apercevait le parquet magnifique du salon dont les murs étaient tendus d'une matière d'un jaune doux qui avait la texture du vieux parchemin. Les grandes, vitres incurvées des fenêtres en saillie, qu'on n'avait pas lavées depuis longtemps, donnaient à la lumière du soleil, qui se déversait à flot, des reflets d'or bruni. La pièce était un cercle parfait. Les moulures compliquées du plafond s'arrêtaient juste au-dessus des fenêtres : il y avait là un espace uni, qui n'avait pas plus d'un mètre, où le plâtre avait dû s'écailler et tomber en morceaux des années auparavant. Des traînées d'humidité marquaient le jaune doré des murs, et de grands tableaux rectangulaires et ovales qu'on avait décrochés avaient laissé des taches sombres comme si c'étaient des ombres de locataires en allés. Il régnait une ambiance de délabrement qui n'allait pas sans élégance, une sorte de somptuosité un peu décadente. Jeanne était tout à la fois attirée par l'extravagance sensuelle de l'appartement et écœurée par cette impression de décor qui tombait en ruine, et par l'odeur à peine perceptible de moisissure qui la faisait songer à la mort.

Elle s'avança dans le salon circulaire et d'un grand geste ôta son chapeau. Elle libéra la lourde masse de ses cheveux châtain, déboutonna son manteau et exécuta une pirouette au milieu du parquet, mais avec une certaine lenteur, impressionnée qu'elle était par ce décor. La lumière qui venait des fenêtres aux volets entrouverts l'éblouissait ; les ombres semblaient se rapprocher.