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- C'est une phrase pour les gens qui se suicident, dit Paul d'un ton détaché. Il y en a même qui l'écrivent noir sur blanc. Tu vas te tuer ?

- Pourquoi me demandes-tu ça ?

- Sans raison particulière. (Il s'interrompit). Tu penses à te suicider au moins une fois par jour, hein ?

- Non. Mais j'aime bien l'idée... c'est romantique.

- Je connaissais quelqu'un qui avait l'air de ne jamais y penser, mais qui s'est suicidé.

Jeanne se leva d'un bond.

- Oh, mon Dieu, dit-elle. J'ai oublié mon rendez-vous. Je n'étais venue ici que pour t'apporter le tourne-disques.

- Les rendez-vous, c'est fait pour les manquer.

Elle sécha ses larmes sur la manche de son manteau et le regarda. Paul n'avait pas bougé.

- Et toi ? demanda-t-elle en se dirigeant vers la porte.

- Comment ça : et moi ?

- Tu vas te tuer ?

Paul sourit pour la première fois.

- Je ne suis pas du genre qui se tue, dit-il. Je suis du genre qui tue.

13

La vieille péniche penchait lourdement à bâbord et son nom - l'Atalante comme le vieux film de Jean Vigo - était à peine visible parmi la peinture qui s'écaillait à la proue.

Jeanne était souvent passée devant la péniche, amarrée dans le canal Saint-Martin, avec ses guirlandes d'ampoules colorées et l'enseigne lumineuse au-dessus de la cabine annonçant que c'était une salle de bal. L'enseigne était décrochée, les énormes câbles rouillés semblaient à peine capables de maintenir la péniche à flots, et sur la plage avant s'entassaient de vieux meubles, des abat-jour et quelques instruments nautiques en cuivre.

Jeanne se hâtait sur le pavé inégal du quai. Tom et son équipe attendaient patiemment sur la proue, et elle leur fit de grands signes. Il semblait si inoffensif maintenant, si prévisible, auprès de la violence irraisonnée de Paul. Quoi que fit Tom, ce n'était qu'un jeu - un jeu de cinéaste - mais avec Paul, les choses n'étaient jamais pareilles. Chaque fois, il la poussait un peu plus loin, et il n'y avait pas de retour en arrière possible. Elle avait l'impression, lorsqu'elle retrouvait Tom, d'apporter avec elle une nouvelle humiliation plus extrême encore et dont il ne se douterait même jamais. Elle s'habituait peu à peu à cette double vie, mais chaque fois qu'elle quittait Paul, elle se disait qu'elle ne reviendrait pas.

Le capitaine de la péniche était planté au milieu de son bric-à-brac, tenant un cigare dans une main abondamment tatouée.

- Je ne veux rien vendre, lui dit-il, lorsqu'elle monta à bord.

- Tout le monde a quelque chose à vendre, dit Jeanne en souriant.

Il y avait dans cette camelote des objets dont elle pourrait avoir l'usage dans sa petite boutique d'antiquités près des Halles.

Tom s'avança, la prit par le bras et la conduisit doucement jusqu'au bastingage de la proue. Le caméraman plongea les mains dans un sac noir, s'empressant de mettre un nouveau chargeur ; le préposé au son s'accroupit sur le pont, se préparant à l'interview. Il se rembrunit quand le capitaine posa sur son phonographe un vieux 78 tours et qu'une voix d'homme nasillarde se mit à chanter Parlez-moi d'amour, au milieu d'affreux crépitements.

Tom demanda à Jeanne :

- Quelle est votre profession ?

- Je fouine.

Elle sourit à l'adresse de la caméra.

- Je croyais que vous étiez antiquaire, dit-il avec une certaine gravité.

- Non, je suis associée avec les jumelles. C'est moi qui vais fouiner, trouver des choses.

- Quel genre de choses ?

- Tout, de 1880 à 1935.

- Pourquoi justement cette période-là ?

- Parce que, pour les antiquaires, ces années-là étaient révolutionnaires.

Il la regarda d'un air exaspéré.

- Je ne comprends pas, dit-il. Répétez, voulez-vous. Quel genre d'années était-ce ?

- Elles étaient révolutionnaires. Oui, l'Art Nouveau est révolutionnaire comparé au reste du XIXe siècle et à l'époque victorienne. Comparé au bric-à-brac et au mauvais goût.

- Quel mauvais goût ?

Tom regarda les membres de l'équipe groupés autour de lui, comme en quête d'une explication ; Jeanne de toute évidence ne réagissait pas comme il l'avait prévu.

- Le goût ? répéta-t-il. Qu'est-ce que c'est ? Et qu'est-ce que vous pouvez trouver de révolutionnaire à collectionner des vieux objets qui ont été autrefois révolutionnaires ?

- C'est la bagarre que tu cherches ? demanda-t-elle, se rendant compte qu'il la taquinait.

- Bon, ça va.

Il leva les mains dans un geste d'apaisement.

- Où trouvez-vous ces... objets révolutionnaires ?

- À des ventes aux enchères, dans différents marchés, à la campagne, chez des particuliers...

- Vous allez chez les gens ? De quel genre de gens s'agit-il ?

- Des vieilles gens, dit-elle, ou bien leurs fils, leurs neveux, leurs petits-enfants. Ils attendent que les vieux meurent. Et puis ils vendent tout, le plus vite possible.

- Vous ne trouvez pas ça un peu morbide ? Franchement, ça me dégoûte un peu. L'odeur des vieilles choses, les restes des morts.

- Non, c'est excitant.

Elle arpentait le pont, enthousiaste maintenant.

- Étant donné la façon dont je procède, expliqua-t-elle, le passé est excitant. C'est une découverte : on trouve un objet qui a une histoire. Tenez, un jour j'ai trouvé le réveil du bourreau de Paris.

- C'est dégoûtant. Vous aimeriez avoir le réveil du bourreau auprès de votre lit ?

Elle s'approcha de lui, les mains sur les hanches.

- Tu cherches vraiment à déclencher la bagarre ? demanda-t-elle. Ou bien est-ce que simplement tu es allergique aux antiquités ?

- Je t'écoute vanter les mérites de cette camelote, parler de ce réveil dégueulasse...

Il s'interrompit, réprimant l'émotion de sa voix puis reprit :

- Et puis je te vois... saine, nette, moderne...

- Moderne ? fit-elle en éclatant de rire. Qu'est-ce que ça veut dire ? C'est une question de mode. Regarde autour de toi. Rien que des robes des années 30 ou 40...

- Les robes, je comprends. Ça me fait penser aux films...

Il étendit les bras, levant les yeux vers le ciel.

- ... des stars, car c'étaient vraiment des stars. Rita Hayworth...

Jeanne secoua la tête, déçue.

- Quand il s'agit de cinéma, alors tu comprends. Ma foi, c'est une façon de refuser le présent. Je vais me faire faire une robe sur le modèle de celle que ma mère portait sur une photo de 1946. Elle était belle, avec ses épaules carrées...

- Eh bien, fit Tom en l'interrompant, ça aussi c'est une façon de refuser le présent.

- C'est simplement beaucoup plus facile que d'aimer quelque chose qui ne nous affecte pas trop directement, quelque chose qui garde une certaine distance, comme la caméra.

C'était une sorte d'accusation. Tom parut vexé, tourna les talons et échangea quelques mots rapides avec le cameraman.

- Les distances ! Tu vas voir... Passe-moi la caméra, je vais reprendre à partir d'ici.

Il dit au préposé au son d'accrocher le micro.

- Laisse tourner. Maintenant foutez le camp, vous tous !

Il chassa même la script-girl et se retourna vers Jeanne, l'air furieux.

- Je ne suis pas nostalgique. Le présent, c'est quelque chose. Assieds-toi là-dessus.

Il désigna une balancelle presque en ruine aménagée sur la proue, elle obéit à ses instructions, impressionnée par ce soudain déploiement d'initiatives.

Il continuait à parler tout en réglant la caméra.

- Bouge un peu. Chante.