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- Beau type de Berbère, dit-elle, tandis que le dernier flash jaillissait.

En attendant sur le quai du métro, Jeanne regardait les gens se hâter d'un air affairé, certains trimballant des valises, et parmi eux de nombreux étrangers. Elle tâta dans sa poche la photographie de la jeune Berbère, et celles qu'elle venait de prendre d'elle-même. La première lui avait révélé sur son père quelque chose dont elle ne s'était jamais douté.

Elle le considérait maintenant comme un être capable d'avoir des désirs sexuels et d'en inspirer. Même lui avait dû avoir une vie secrète et cette idée piquait sa curiosité. Si sa mère avait su, peu lui importait maintenant. Comme les gens avaient vite fait de s'accommoder des exigences de la chair ! En se photographiant avec les seins dénudés, elle avait l'impression d'avoir établi de nouvelles relations avec son père. Elle avait aussi fait cela pour rire, se dit-elle, et elle avait envie de partager cette plaisanterie avec un de ses amants. Puis elle se rendit compte qu'aussi bien Paul que Tom désapprouveraient, mais pour des raisons différentes : Tom trouverait cela vulgaire, et Paul se moquerait de sa sentimentalité.

Jeanne monta dans le wagon et traversa la ville en pensant à l'étrange aventure qu'elle vivait, sans se soucier des autres voyageurs. L'idée que son père ait pu avoir une liaison semblait justifier à ses yeux ses rencontres avec Paul. Mais si elle devait vraiment épouser Tom, il lui faudrait procéder à une sorte d'ajustement, du moins dans son esprit, sinon tout cela allait finir en catastrophe.

Elle sortit du métro et passa devant la carcasse des anciens pavillons des Halles pour gagner sa boutique d'antiquités.

La première chose qu'elle remarqua, ce fut que la vitrine avait besoin d'être lavée. L'unique pièce qui constituait le magasin était une véritable jungle : des lampes, des portemanteaux, les pieds fuselés de chaises renversées, et un canapé sut lequel s'entassaient des bouteilles poussiéreuses. Un tonneau plein de vieilles cannes était près de la porte.

Au fond de la boutique, ses assistantes, Monique et Mouchette, étaient occupées à déballer toute une caisse de bric-à-brac. Jumelles, elles portaient toutes deux leurs cheveux blonds très longs et leurs jeans étaient parsemés de pièces de tissu plus clair. Techniquement, elles étaient les assistantes de Jeanne. Elle avait ouvert la boutique avec l'argent de sa mère, mais c'étaient principalement les jumelles qui affrontaient les riches bourgeoises d'Auteuil venues acheter la camelote de Jeanne. Elles étaient plus jeunes que. Jeanne, mais comme elles avaient participé aux barricades de 68 alors qu'elles étaient encore au lycée, elles avaient tendance à la traiter comme une sœur cadette un peu folle.

- Bonjour ! lança Jeanne. Je me marie.

Les jumelles se redressèrent en repoussant les cheveux qui leur tombaient devant les yeux. Elles tournèrent vers Jeanne des yeux incrédules, puis se regardèrent.

- Qu'est-ce que ça va te faire d'être mariée ? demanda Monique.

Elle savait que les deux sœurs n'aimaient pas Tom.

- Je serai plus calme, plus organisée, dit Jeanne en déboutonnant son manteau. (Elle décida de les aider à dépaqueter et à marquer les étiquettes, de jouer la propriétaire responsable qu'elle aurait bien aimé être). J'ai décidé de devenir sérieuse.

Les jumelles se contentèrent d'éclater de rire.

- Qu'est-ce que vous feriez à ma place ? demanda Jeanne.

- Je me taperais sur la tête, dit Mouchette.

- J'entrerais au couvent, dit Monique.

Pour renoncer à faire l'amour, songea Jeanne. Elle entreprit d'ôter son manteau, puis s'arrêta. Elle allait commencer par annoncer à Paul qu'elle se mariait, que leur aventure était terminée.

Après tout, le mariage de ses parents avait duré, sans doute, à cause d'un renoncement analogue chez son père. Pour le moment, elle se sentait terriblement forte.

- J'ai pris une grande décision, déclara-t-elle en reboutonnant son manteau. Après aujourd'hui, je ne le reverrai plus jamais.

- Pas de mariage ? cria Mouchette.

- Si, dit Jeanne par-dessus son épaule. Je me marie. Je suis une femme libre !

Monique et Mouchette échangèrent un coup d'œil, plus déconcertées que jamais.

- Je ne la comprendrai jamais, dit Monique.

- En tout cas, dit Mouchette, on ne dit pas « libre », on dit « libérée ».

15

Une femme libre ! Jeanne tournait et retournait la phrase dans son esprit en sortant de la boutique. Plongée qu'elle était dans ses pensées, elle ne remarqua pas la camionnette garée le long du trottoir.

À l'intérieur, dissimulés derrière des piles de cartons, Tom et son équipe étaient agenouillés, entassés au milieu du matériel d'enregistrement, de la caméra et d'un enchevêtrement de câbles. Tom colla son œil au viseur, faisant un zoom sur Jeanne au moment où elle se précipitait en courant vers le coin de la rue. La script-girl, ses cheveux noués dans un foulard, était agenouillée près de lui, leurs épaules se touchaient, mais Tom était tout occupé par sa proie.

- Si j'étais à la place de Jeanne, dit la script-girl, après un numéro comme ça, je ne voudrais plus entendre parler de mariage.

Tom changea de position pour avoir une meilleure vue. Le moteur démarra bruyamment, mais le chauffeur attendit de voir si Jeanne allait héler un taxi au coin de la rue.

- Tu te conduis comme un détective privé, dit la script-girl à Tom.

Sans répondre, il passa la main sur le chandail qu'elle portait jusqu'au moment où il sentit le petit sein ferme. Il le pinça pour jouer.

- Peut-être que tu aimerais être à sa place, dit-il sans décoller son œil du viseur.

Jeanne tourna le coin et remonta la rue. Le chauffeur suivit d'abord à faible distance, puis arriva à sa hauteur. Tom passa la caméra à son opérateur, en faisant signe de commencer à filmer. Ils étaient silencieux maintenant et tendus.

Les voitures s'arrêtèrent au feu rouge. Jeanne brusquement se retourna et se dirigea droit vers la camionnette.

- Elle nous a vus, Tom. On est baisés.

Elle s'approcha. Tom se pencha, faisant signe à son équipe d'en faire autant. Indépendamment du tournage il avait une raison de suivre Jeanne, bien qu'il n'aimât pas en convenir ni même se l'avouer. Il trouvait que depuis quelques jours elle se comportait de façon étrange : elle arrivait en retard, elle repartait brusquement, elle se disputait avec lui dans une station de métro. Il y avait quelque chose qui n'allait pas.

Une portière claqua auprès de la camionnette. Tom regarda avec prudence par la vitre. Jeanne s'était installée sur la banquette arrière d'un taxi.

- On n'est pas baisés, les enfants, dit-il.

Le taxi démarra.

- Garde tes distances, dit Tom à son chauffeur. Il ne faut pas qu'elle nous voie.

Le taxi s'arrêta au feu rouge suivant. Jeanne se pencha pour donner des instructions au chauffeur. Elle ne se doutait pas qu'à quelques mètres d'elle, l'objectif d'une caméra était braqué sur sa personne. Le feu passa au vert et la camionnette prit place derrière le taxi.

Jeanne ne faisait pas attention au monde extérieur. Elle ouvrit son sac à main, et en tira son nécessaire à maquillage. Elle se brossa les cils et dessina soigneusement le contour de sa bouche avec un bâton de rouge à-lèvres magenta.

Le taxi s'arrêta juste au viaduc du métro. Les voyageurs descendaient en foule de la station et elle se demanda vaguement si Paul se trouvait parmi eux. Elle descendit, régla précipitamment sa course au chauffeur, puis traversa la rue, se dirigeant vers le Café du Viaduc et les façades familières des immeubles de la rue Jules-Verne.

Tom et son équipe étaient agenouillés, pressant le nez contre la petite vitre arrière de la camionnette.