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- Je le vois partout, dit-elle, toujours.

- Partout ? demanda Tom.

- Sur les murs, sur les façades des maisons.

- Sur les murs ? Sur les façades des maisons ?

Tom avait l'air déçu. Elle se demandait s'ils avaient vraiment la moindre chance de s'entendre, alors qu'elle se sentait crispée rien que d'essayer sa robe de mariée.

- Oui, dit-elle, tournée vers la caméra. Sur les affiches. Et qu'est-ce que disent les affiches ? Qu'est-ce qu'elles cherchent à vendre ?

- Elles parlent de voitures, de conserves, de cigarettes... suggéra Tom.

- Non. Le sujet, c'est le jeune couple devant le mariage, sans enfants, et puis nous les voyons après le mariage avec des enfants. Les affiches ne s'intéressent qu'au mariage, même si elles n'en parlent pas nettement. Le mariage idéal, réussi, ce n'est plus le mariage de l'ancien temps, à l'église, entre un mari déprimé et une femme geignarde. Aujourd'hui, le mariage vanté par la publicité est souriant.

- Souriant ?

- Bien sûr. Et pourquoi ne pas prendre au sérieux ces mariages dont parle la publicité ? C'est le mariage pop.

- Pop !

Pour Tom, c'était une révélation. Il n'avait jamais pensé au mariage en ces termes.

- C'est une idée, dit-il. Pour la jeunesse pop, un mariage pop. Mais si le mariage pop ne marche pas ?

- Ça se répare comme une voiture, dit Jeanne. Le couple, c'est comme deux ouvriers en salopette en train de réparer un moteur.

- Et en cas d'adultère, qu'est-ce qui se passe ? insista Tom.

La femme du magasin termina son essayage, et recula, levant les mains dans un geste admiratif.

- En cas d'adultère, dit Jeanne, il y a trois ou quatre ouvriers, au lieu de deux.

- Et l'amour ? L'amour c'est pop aussi ?

Tom était agenouillé devant elle, sa tête appuyée contre les plis du tissu drapé sur le petit divan. Il levait vers Jeanne un regard plein d'adoration.

- Non, déclara-t-elle d'un ton décidé, l'amour n'est pas pop.

- S'il n'est pas pop, qu'est-ce qu'il est ?

Jeanne remarqua que l'équipe était ravie de leur dialogue, et elle se demanda s'ils ne se doutaient pas de quelque chose que Tom ne percevait pas. Derrière eux, le ciel s'assombrissait.

- Les ouvriers vont dans un endroit secret, poursuivit-elle. Ils ôtent leur salopette, redeviennent hommes et femmes, et font l'amour.

Tom était enchanté. Il se leva d'un bond et cria :

- Tu es superbe ! Tu as même l'air superbe !

- C'est la robe qui fait la mariée, dit Jeanne modestement.

- Tu es mieux que Rita Hayworth, lança Tom débitant son catalogue de comparaisons cinématographiques. Mieux que Joan Crawford, Kim Novak, Laureen Bacall, Ava Gardner quand elle était amoureuse de Mickey Rooney !

Ces noms ne lui faisaient aucun effet. Elle essayait de croire à son rôle de jeune épousée, mais elle n'y arrivait pas - en tout cas pas l'épouse de Tom - pas maintenant. Elle avait envie d'arracher la robe, de fuir l'adoration puérile de Tom, l'œil de la caméra, les regards de l'équipe et de la femme qui s'était approchée de la porte parce qu'il commençait à pleuvoir.

- Qu'est-ce que tu fais ? cria Tom. Arrête !

Il ouvrit la porte et dit au cameraman de continuer à filmer. Mais la pluie tombait plus fort, et la script-girl fut la première à se précipiter à l'abri. Le cameraman ôta sa veste et la jeta sur la caméra. Le préposé au son se mit à rassembler son équipement sous la porte cochère d'à côté.

- Pourquoi ne filmez-vous pas sous la pluie ? cria Tom. Pourquoi vous arrêtez-vous ?

Le ciel semblait se vider d'un seul coup. Tom se précipita dans la rue pour aider à déplacer la caméra, tandis que les cris de désolation se noyaient sous la pluie battante. Jeanne s'approcha prudemment de la porte, rassemblant dans ses mains les plis de sa robe. Elle était prise d'une brusque, d'une irrésistible envie de voir Paul, de se trouver à l'abri entre les murs circulaires de l'appartement, dépouillée de cette robe et de toute autre obligation.

Elle hésita, puis se précipita sous l'averse et remonta la rue de la Cossonnerie, la pluie la trempant aussitôt, plaquant sur elle le mince satin. Elle avait envie de chanter et elle ouvrit goulûment la bouche pour boire au déluge.

Personne sauf la propriétaire de la boutique ne vit Jeanne s'enfuir. La femme était toujours là, bouche bée, quand Tom revint dans le magasin, trempé, pour trouver la petite plate-forme d'essayage vide.

- Jeanne, dit-il. Où est Jeanne ?

- Je ne sais pas, fit la femme, encore abasourdie. Elle s'est précipitée dehors et elle est partie.

- Sous la pluie ?

- Sous la pluie. Dans sa robe de mariée.

Ils regardèrent dehors : la rue de la Cossonnerie était déserte ; au fond, on voyait se découper la silhouette des pavillons des Halles, brouillée par la pluie.

18

Paul était à l'abri du viaduc et, par-delà les pétales d'acier gris bleu qui soutenaient la voie du métro, il regardait la pluie s'abattre en rafales sur le fleuve. Il serrait son manteau autour de lui, non pas parce qu'il avait froid ni parce qu'il était mouillé - il était arrivé à l'abri du pont avant l'averse - mais parce qu'il aimait cette sensation d'être enveloppé. Il ne s'était pas peigné ce matin, et sa calvitie envahissante n'en était que plus apparente. Il avait l'air plus âgé, plus vulnérable. C'était aujourd'hui qu'on devait ramener Rosa dans la chambre que sa mère lui avait si soigneusement préparée, et Paul se rendait vers une autre chambre pour retrouver un autre corps, bien vivant celui-là, encore qu'anonyme et dépourvu pour lui de toute signification.

L'idée lui vint que cette situation n'était pas sans humour, mais il n'alla pas jusqu'à en rire.

Au même moment, un taxi s'arrêtait rue Jules-Verne et Jeanne en descendait. Elle semblait presque nue sous sa robe trempée. Le léger satin était devenu transparent, prenant la couleur de sa chair, et collait de façon provocante aux contours de ses seins et de ses fesses, révélant même la tache claire de sa toison. La pluie lui avait plaqué les mèches autour du visage.

Le chauffeur de taxi la contempla sans rien dire tandis qu'elle traversait en courant le trottoir pour s'engouffrer dans l'immeuble.

La pluie se mit à tomber moins fort et Paul quitta en hâte l'abri du viaduc, se dirigeant vers la rue Jules-Verne.

C'était étrange d'arriver au même point du temps à partir de circonstances différentes, Paul venant d'un décor de mort violente et d'asphyxie et Jeanne, d'une célébration de la vie et de l'amour.

Jeanne n'avait pas apporté sa clef, et elle se précipita vers la loge de la concierge. La femme était assise, tournant le dos à l'entrée.

- Je vous demande pardon, dit Jeanne, élevant la voix pour se faire entendre au-dessus du crépitement de la pluie.

Mais la femme ne se retourna pas. Un coup de tonnerre ébranla l'immeuble. Jeanne s'éloigna et alla s'asseoir sur la banquette auprès de l'ascenseur. Elle resta pelotonnée là, frissonnante.

Ce fut là que Paul l'aperçut, et il éprouva une joie nouvelle à voir qu'elle était venue à lui avec tant de précipitation et d'abandon. Le bruit de ses pas la fit sursauter, mais quand Jeanne leva un visage plein d'espoir, Paul passa devant elle sans un mot et entra dans l'ascenseur. Ils se dévisagèrent à travers le grillage tarabiscoté.

- Pardonne-moi, dit Jeanne. Tu veux encore de moi ?

Paul ne savait pas pourquoi il devait lui pardonner, et d'ailleurs peu lui importait. Il se contenta d'acquiescer de la tête et ouvrit la porte de l'ascenseur.