Выбрать главу

Elle s'arrêta, craignant de lui faire mal.

- Vas-y, ordonna-t-il.

Elle enfonça ses doigts plus profondément.

Paul sentit la douleur qui le mordait. Elle avait passé la première épreuve. Il voulut la pousser plus loin.

- Je m'en vais acheter un cochon, lui dit-il, haletant et je m'en vais le dresser à te baiser. Et je veux que ce cochon te vomisse dessus, et je veux que tu avales ses vomissures. Est-ce que tu feras ça pour moi ?

- Oui, dit Jeanne, qui sentait le rythme de la respiration de Paul qui s'accélérait.

Elle ferma les yeux et sonda plus profond. Elle se mit à pleurer.

- Comment ?

- Oui ! répondit-elle, l'accompagnant maintenant, appuyant la tête contre son large dos.

Il n'y avait pas d'issue. La pièce les enfermait comme une cellule, les tournait vers l'intérieur, vers leur propre passion et leur avilissement. Elle partageait avec gratitude le domaine lointain de la solitude où il s'enfermait. Elle accepterait n'importe quoi, elle ferait n'importe quoi.

- Et je veux que ce cochon crève, poursuivit Paul, le souffle plus rauque, les yeux fermés, le visage levé dans une attitude qui aurait pu être celle d'une bénédiction.

Ils peinaient aussi proches l'un de l'autre qu'ils ne l'avaient jamais été.

- Je veux que ce porc crève pendant que tu baises, alors il faudra que tu passes par-derrière et je veux que tu sentes les pets d'agonie du cochon. Est-ce que tu feras tout ça pour moi ?

- Oui, cria-t-elle, un bras passé autour de son cou, le visage enfoui contre ses épaules. Oui, et plus que ça, et pire qu'avant, bien pire...

Paul jouit enfin. Elle s'était ouverte complètement, elle avait fait la preuve de son amour, il n'y avait plus nulle part où aller.

19

Il était tard et le silence qui s'était installé dans le couloir de l'hôtel n'était troublé que par le bruit des pas lents et réguliers. Paul s'engagea dans un étroit corridor. Il avait l'impression d'être le gardien d'un labyrinthe, de tourner des coins, d'émerger de l'ombre et d'y replonger, sans volonté ni but. Il s'arrêta dans un recoin sombre et tendit l'oreille. On n'entendait que le bruit de son souffle. Il souleva un coin du papier peint, découvrant un judas qui permettait de regarder dans cette chambre. Il y colla l'œil et il vit la prostituée endormie, seule au milieu de la masse des couvertures une jambe blanche découverte, des traînées sombres de rimmel barbouillant ses paupières closes.

Paul continua sa ronde. Il ouvrit le placard à linge au fond du couloir, d'où l'on pouvait regarder en secret le couple algérien d'un côté et le déserteur américain de l'autre. Les corps étaient perdus dans le sommeil, ils avaient l'air de se défaire dans l'inconscience. Il passa à d'autres judas dissimulés sous les dessins innocents du papier peint, dans des coins et des lézardes. L'hôtel le faisait penser à une toile d'araignée où rien n'était secret, ou rien n'était inviolé. Il inspecta tous ses clients plongés dans le sommeil, mais ce n'étaient pas des gens qu'il voyait, mais seulement des bouches molles figées dans des grimaces involontaires, dès corps desséchés qui semblaient la négation même de la chair. Il n'entendait que des souffles un peu rauques et parfois une invocation confuse lancée dans le sommeil. Paul avait l'impression de venir identifier des corps à la morgue.

Il prit une clef et ouvrit la porte de la chambre de Rosa. L'odeur des fleurs le frappa aussitôt, l'accablant. La lampe sur la table de chevet était allumée. Son corps reposait sur un lit de fleurs au parfum doux et écœurant. Elle portait ce qui ressemblait à une robe de mariée, avec de fines dentelles blanches et un voile. On avait soigneusement coiffé ses cheveux noirs, on avait abondamment maquillé ses joues et ses lèvres. De faux cils lui donnaient dans la mort l'air de quelqu'un d'endormi dans un sommeil calme et tranquille. Ses doigts minces étaient pliés sur son ventre, et la peau de ses mains, de son visage, semblait briller d'un étrange éclat. Seule son expression était normale : un sourire ironique, à peine perceptible.

Paul s'assit lourdement sur le fauteuil auprès du lit et prit la dernière cigarette d'un paquet de Gauloises. Il froissa le paquet et le jeta par terre, puis alluma sa cigarette sans satisfaction.

- Je viens de faire ma ronde, dit-il sans regarder Rosa. (La porte était fermée et il éprouvait un certain plaisir à s'adresser à sa femme morte. C'était une façon de mettre de l'ordre dans son esprit). Ça faisait longtemps que je ne l'avais pas fait. Tout va bien. Tout est calme. Dans cette baraque, les murs sont comme du gruyère.

Il regarda autour de lui, les murs et le plafond de la triste petite chambre, s'efforçant de maîtriser sa colère et son chagrin. Finalement, il se tourna vers elle.

- Tu as l'air ridicule avec ce maquillage. On dirait la caricature d'une putain : une fausse Ophélie qui se serait noyée dans sa baignoire.

Il secoua la tête. Le petit rire qu'il essaya ressemblait plutôt à un hoquet. Rosa était si immobile, si figée dans le définitif.

- Je voudrais que tu puisses te voir, tu rigolerais.

C'était vrai, Rosa avait toujours eu le sens de l'humour. Un humour déformé peut-être et cruel, mais elle savait rire. Cela paraissait à Paul une irrévérence que de l'habiller comme ça, ça faisait faux. La vérité, c'était que Paul n'aurait pu affirmer qu'il aurait reconnu cette femme dans la rue comme étant la sienne.

- Elle a fait un chef-d'œuvre, ta mère, dit-il amèrement, chassant de la main la fumée de sa cigarette. Bon Dieu, il y a trop de ces saloperies de fleurs ici, je ne peux plus respirer.

Il y avait des fleurs minuscules jusque dans les cheveux de Rosa. Paul écrasa sa cigarette sur le tapis, sous son talon. Il y avait certaines choses qu'il avait besoin de dire, sinon il savait qu'il allait devenir fou.

- Tu sais, en haut du placard, dans cette valise en carton, j'ai trouvé tous tes petits trésors. Des stylos, des porte-clefs, des devises étrangères, des serpentins... tout un tas de trucs. Même un col de pasteur. Je ne savais pas que tu aimais collectionner toutes ces petites saletés abandonnées par les clients.

Il y avait beaucoup de choses qu'il ne savait pas et qu'il ne saurait jamais. Ça lui semblait si injuste, si désespéré.

- Même si le mari vit deux cents ans, fit-il avec des accents de souffrance, il n'arrivera jamais à découvrir la vraie nature de sa femme, je veux dire, je pourrais peut-être comprendre l'univers, mais je ne saurai jamais la vérité sur toi - jamais. Ce que je veux dire, au fond, c'est : qui es-tu ?

Un instant il s'attendit vraiment à entendre Rosa lui répondre. Il attendit, guettant le vaste silence de l'hôtel. C'était le milieu de la nuit dans le monde entier, Paul avait l'impression d'être la seule créature éveillée dans tout l'univers.

- Tu te souviens de ce jour-là, demanda-t-il, en essayant de sourire, du premier jour où j'étais ici ? Je savais que j'arriverais pas à te sauter à moins de dire...

Il s'arrêta, s'efforçant d'évoquer leur première rencontre, cinq ans auparavant. Rosa semblait si convenable, si distante, et pourtant il savait. Il était fier, parce qu'il pensait avoir fait vraiment une conquête, parce qu'il croyait qu'ils se comprenaient.

- Oh, oui. « Est-ce que je peux avoir ma note, il faut que je parte. » Tu te souviens ?

Cette fois son rire était sincère. Oui, cette fois Rosa était tombée dans le piège, elle avait peur de le voir s'échapper, alors qu'il n'avait aucune intention de partir. L'hôtel était plus propre en ce temps-là, et il se souvint qu'il l'avait choisi pour cette raison même-Comme les choses avaient tourné de façon bizarre.