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Brusquement, elle le vit. Il était juché sur le radiateur, la tête appuyée sur ses genoux. Elle poussa un cri et se mordit le poing. Il ne fit pas un geste.

- Qui êtes-vous ? fit-elle d'une voix haletante.

Elle s'efforça de retrouver son calme et recula lentement vers la porte.

- Vous m'avez fait peur, dit-elle aussi calmement qu'elle en était capable...

Puis elle le reconnut : c'était l'homme du pont.

- Comment êtes-vous entré ?

- Par la porte.

Il avait une voix chaude et vibrante. Il parlait le français avec un accent étranger, sans douceur et avec un mépris apparent pour la langue.

Jeanne était plantée à l'entrée du couloir. Paul n'avait pas quitté son perchoir ; elle n'avait qu'à tourner les talons et à s'en aller, mais, sans trop savoir pourquoi, elle hésita.

- Je suis bête, dit-elle. J'ai laissé la porte ouverte. Mais je ne vous ai pas entendu entrer.

- J'étais déjà là.

Il y avait quelque chose d'un peu sinistre dans sa voix. Jeanne se retourna pour mieux regarder son profil. Sa curiosité était piquée.

- Pardon ? fit-elle.

Il estima de toute évidence que c'était là une phrase qui ne rimait à rien et ne méritait pas de réponse.

La silhouette de Paul s'allongea et s'élargit. Ses épaules massives semblaient en harmonie avec les proportions généreuses de la pièce, et il avançait sur le parquet avec une sorte de grâce pesante. Il avait des yeux intelligents, au regard intense, et il la dévisageait d'un air moqueur, brandissant une autre clef entre ses doigts.

- Ah, la clef, fit-elle. Alors, c'est vous qui l'aviez prise...

- Elle me l'a donnée, corrigea-t-il, l'air toujours railleur.

L'évidente appréhension qu'il sentait chez elle lui semblait stupide, presque risible. Peu lui importait qu'elle le crût ou non, qu'elle restât ou qu'elle partît, mais le désarroi qu'il sentait chez elle l'amusait.

- Il a fallu que j'achète la concierge, annonça Jeanne, étonnée de s'entendre faire un effort pour relancer la conversation.

Pourquoi ne s'en allait-elle pas tout simplement en plantant là cet homme étrange, qui pleurait tout à l'heure sur le pont et qu'elle retrouvait maintenant rôdant dans les ombres d'un appartement vide ? Elle se demanda s'il n'était pas fou.

- Vous avez un accent américain, lui dit-elle comme si peut-être il ne s'en était pas aperçu, et tout d'un coup elle se sentit stupide.

Paul décida de ne pas s'occuper d'elle. Il tourna les talons et se mit à arpenter majestueusement la pièce, inspectant avec un air d'autorité le parquet, où l'encaustique avait disparu depuis belle lurette, et les murs en mauvais état ; il paraissait aussi vaniteux que fort.

- Ces vieux immeubles me fascinent, dit Jeanne d'un ton mondain.

- Les loyers n'y sont pas trop chers, fit-il d'un air condescendant, tout en passant un doigt le long de la tablette de la cheminée.

Il s'arrêta et contempla la poussière qui s'était accumulée là, se rappelant soudain le choc que ç'avait été de voir sa femme morte, la façon dont il avait fui leur hôtel après l'arrivée de la police, l'expression terrifiée sur le visage des autres pensionnaires. Il n'arrivait plus à se souvenir de ce qui s'était passé alors. Le visage de la fille rencontrée sous le pont réveilla tout d'un coup son chagrin : elle était si vivante, elle.

- Un fauteuil ne ferait pas mal près de la cheminée, dit Jeanne.

- Non, répliqua-t-il. La place du fauteuil, c'est devant la fenêtre.

Ce n'était même pas une remarque : c'était un ordre.

Elle se tenait à une certaine distance de lui, et pourtant elle aurait aimé le regarder de plus près, examiner ses vêtements et les yeux d'un gris pâle un peu cachés sous le front hautain. Elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi elle accueillait si bien ces rebuffades, et elle éprouvait un violent désir de le calmer.

Ils continuèrent à inspecter le salon, puis passèrent dans les pièces voisines, chacun faisant délibérément semblant de s'intéresser à l'appartement plutôt qu'à leur rencontre si peu vraisemblable et la promesse - ou bien la menace - de ce qu'elle allait donner. Ils passèrent cérémonieusement dans la salle à manger, lui à quelques pas derrière elle. Des piles de journaux jaunissants s'entassaient le long d'un mur ; une vieille commode reposait sur trois pieds, et, sous un drap gris de poussière, on entrevoyait un amoncellement de caisses et de chaises cassées et d'autres meubles en triste état. Paul essaya de remettre d'aplomb la vieille commode, s'efforçant d'obtenir un équilibre instable, tout en attendant la réaction de la fille. Il sentait l'attirance et l'appréhension qu'elle éprouvait, et il décida de ne faire absolument rien pour l'aider. La situation le laissait indifférent, car il ne voyait en elle et en lui-même que deux corps ridicules, arrivés de nulle part et qui n'allaient nulle part.

Il ferma les yeux pour essayer de chasser le souvenir de la nuit précédente. Lorsqu'il les rouvrit, il vit que Jeanne avait déboutonné son manteau, révélant une courte jupe jaune et des jambes qui semblaient étonnamment longues et venaient se perdre dans des bottes de veau souple. Sous l'ourlet de la mini-jupe, on voyait ses cuisses, robustes et attirantes. Elle avait une peau saine et qui semblait rayonner sous la lumière. Paul constata qu'elle avait les seins forts et libres sous son corsage. Jeanne redressa les épaules.

- Vous allez le louer ? demanda-t-elle.

- Et vous ?

Il avait la voix un peu rauque maintenant :

- Je ne sais pas.

Paul s'approcha des fenêtres. Les toits de zinc et d'ardoise de Passy descendaient vers le fleuve, en un déferlement de plans contrariés dans diverses nuances de gris bleuté ; la tour Eiffel se dressait au loin, comme une énorme antenne puisant de l'énergie dans le ciel. Jeanne et lui regardaient la tour, elle impressionnée par sa grandeur, lui par sa prétention. Puis Paul aperçut le reflet de la fille dans la vitre et de nouveau il examina son corps. Il sentit son estomac se serrer et sa bouche devenir sèche.

Elle sentait violemment le regard de l'homme sur elle, et elle en éprouvait tout à la fois de la gêne et une sorte d'exaltation, comme si elle savourait les petites humiliations qu'il lui infligeait.

- Je me demande qui habitait ici, dit-elle. Ça doit être inoccupé depuis longtemps.

Elle s'avança dans le couloir et revint vers la salle de bains. Elle croyait qu'il allait la suivre, mais elle entendit ses pas qui s'éloignaient en direction de la cuisine. D'un regard absent elle inspecta la salle de bains, tout en suivant ses déplacements à lui à l'autre bout de l'appartement. Le châssis vitré au-dessus de la baignoire inondait la petite pièce de lumière. La robinetterie des vieux lavabos jumelés était assortie au cadre vieillot du miroir ovale. Jeanne s'arrêta pour se tapoter les cheveux et pour jeter un coup d'œil à son maquillage dans la glace. Puis, dans un brusque élan d'audace, elle abaissa son collant, souleva son manteau et sa jupe et s'assit sur le siège des cabinets. Elle savait que c'était idiot de faire ça sans pousser le verrou ni même fermer la porte, qu'il risquait d'arriver à tout moment, et pourtant cette possibilité la comblait d'aise. Elle était terrifiée à l'idée qu'il pourrait la trouver là, et en même temps elle espérait que cela allait se produire. Paul, adossé au mur de la cuisine, regardait les tuyaux. Le bruit de la chasse d'eau dans la salle de bains l'arracha à ses méditations. Jeanne entra dans la cuisine, et ils évitèrent de se regarder, se croisant seulement avant d'entrer chacun dans une pièce. Tous deux se rendaient compte que, en prolongeant cette inspection, ils augmentaient les possibilités d'une confrontation. Aucun d'eux ne la voulait véritablement ni ne la recherchait, et pourtant ni l'un ni l'autre n'était disposé à rien faire pour rompre la monotonie de cette visite. On aurait dit qu'ils suivaient une chorégraphie et qu'ils répugnaient à briser l'ambiance du ballet ou cette aura de destin enfermée entre ces murs.